Bien
misérables nous parurent tout à coup nos
enthousiasmes d'explorateurs, et les prétextes
habiles dont nous les parions. Nous n'osions
pas nous regarder. On entendit gronder sourdement la voix de Sogol :
– Clouer ce vilain hibou à la porte et
partir sans se retourner !
Nous le connaissions tous, ce vilain hibou
de la cupidité intellectuelle, et chacun de
nous aurait eu le sien à clouer à la porte, sans
compter quelques pies jacassantes, dindons
paradeurs, tourterelles roucoulantes, et les
oies, les oies grasses ! Mais tous ces oiseaux-là
sont tellement ancrés, entés à notre chair que
nous ne pourrions les en extraire sans nous
déchirer les entrailles. Il fallait vivre avec eux
encore longtemps, les souffrir, les bien
connaître, jusqu'à ce qu'ils tombent de nous
comme les croûtes, dans une maladie éruptive, tombent d'elles-mêmes à mesure que
l'organisme retrouve la santé ; il est mauvais
de les arracher prématurément.
Nos quatre hommes d'équipage, à l'ombre
d'un pin, jouaient aux cartes, et, puisqu'ils
n'avaient, eux, aucune prétention à escalader
les cimes, leur manière de passer le temps
nous parut, comparée à la nôtre, des plus
raisonnables. Comme ils devaient pourtant
nous accompagner à la Base et nous aider à
nous y installer, nous les appelâmes pour
préparer ensemble le départ, que nous fixions
au lendemain, coûte que coûte.
Coûte que coûte, c'est bientôt dit... Le
lendemain matin, après que nous eûmes
intensément travaillé toute la nuit à préparer
les charges, tout était prêt, les ânes et les
porteurs rassemblés, mais il se mit à pleuvoir
à verse. Il plut l'après-midi, il plut la nuit, il
plut le lendemain, il plut à seaux pendant
cinq jours. Les chemins, détrempés, étaient
sûrement impraticables, nous dit-on.
Il fallait employer ce délai. Nous fîmes
d'abord une révision de notre matériel. Toutes sortes d'appareils d'observation et de
mesure, qui nous avaient paru jusqu'alors
plus précieux que tout, nous devinrent risibles – surtout après nos malheureuses expériences photographiques – et quelques-uns
se montraient d'ores et déjà inutilisables. Les
piles de nos lampes électriques étaient toutes
hors d'usage. Il faudrait les remplacer par des
lanternes. Nous nous débarrassâmes ainsi
d'une assez grande quantité d'objets encombrants, ce qui nous permettrait d'emporter
d'autant plus de provisions.
Nous parcourûmes donc les environs pour
nous procurer des vivres supplémentaires,
des lanternes et des vêtements du pays. Ceux-ci en effet étaient, quoique très simples, fort
supérieurs aux nôtres, résultat de la longue
expérience des anciens colons. De même, on
trouvait chez des marchands spécialisés toutes sortes d'aliments desséchés et comprimés
qui nous seraient extrêmement précieux.
D'abandon en abandon, nous finîmes même
par laisser là les « potagers portatifs » inventés par Beaver, qui, après une journée de
maussade hésitation, partit d'un grand éclat
de rire et déclara que c'étaient « des joujoux
stupides qui ne nous auraient donné que des
désagréments ». Il hésita plus longtemps à
renoncer aux appareils respiratoires et aux
vêtements chauffants. Finalement, on décida
de les laisser, quitte à venir les reprendre
pour une nouvelle tentative si c'était nécessaire. Nous laissâmes tous ces objets à la
garde de notre équipage, qui les transporterait dans le yacht où les quatre hommes
devaient s'installer après notre départ, car il
fallait laisser la maison libre pour de nouveaux arrivants éventuels. La question des
appareils respiratoires avait été très débattue
entre nous. Fallait-il compter, pour affronter
les hautes altitudes, sur l'oxygène en bouteilles ou sur l'acclimatation ? Les récentes expéditions dans l'Himalaya n'avaient pas tranché le problème, malgré de brillants succès
des partisans de l'acclimatation. Nos appareils étaient d'ailleurs bien plus perfectionnés
que ceux employés par lesdites expéditions ;
beaucoup plus légers, ils devaient surtout être
plus efficaces parce qu'ils fournissaient à
l'alpiniste, non de l'oxygène pur, mais un
mélange soigneusement dosé d'oxygène et de
gaz carbonique ; la présence de ce dernier
gaz, excitateur des centres respiratoires,
devait permettre en effet de réduire considérablement les quantités d'oxygène nécessaires. Mais, à mesure que nous réfléchissions et
que nous recueillions des renseignements sur
la nature des montagnes que nous aurions à
attaquer, il devenait de plus en plus certain
que notre expédition serait longue, très longue ; elle durerait sûrement des années. Nos
bouteilles d'oxygène n'y suffiraient pas, et
nous n'avions aucun moyen de les recharger
là-haut. Tôt ou tard, il nous faudrait donc y
renoncer, et mieux fallait y renoncer tout de
suite afin de ne pas retarder par leur usage
notre acclimatation. On nous affirma, d'ailleurs, qu'il n'y avait pas d'autre moyen, pour
subsiter dans les hautes régions de ces montagnes, que l'accoutumance progressive, grâce
à laquelle, nous dit-on, l'organisme humain
se modifie et s'adapte dans une mesure que
nous ne pouvions encore soupçonner.
Sur le conseil du chef de nos porteurs, nous
échangeâmes nos skis, qui, nous dit-il, eussent été fort encombrants dans certains passages accidentés, contre des sortes de raquettes étroites, pliantes et tendues de la peau
d'une sorte de marmotte ; leur principale
utilité est de faciliter la marche en neige
molle, mais elles permettent aussi de glisser
assez rapidement dans les descentes ; pliées,
elles tiennent aisément dans les sacs. Nous
gardions aux pieds nos souliers ferrés, mais
nous emportions, pour les remplacer plus
haut, les mocassins du pays en « cuir d'arbre », sorte d'écorce qui, travaillée, tient du
liège et du caoutchouc ; cette substance isole
très bien la chaleur et, incrustée de silice, elle
adhère à la glace presque aussi bien qu'au
rocher, ce qui nous permettrait de nous
passer de crampons, dangereux aux très
hautes altitudes parce que leurs courroies,
serrant les pieds, gênent la circulation du
sang et prédisposent aux gelures. Par contre,
nous gardâmes nos piolets, beaux outils qui
désormais ne pourraient guère plus être perfectionnés que la faux, par exemple, nos
pitons aussi et nos cordes de soie, et, tout de
même, quelques très simples instruments de
poche : boussoles, altimètres et thermomètres.
Bienvenue donc était cette pluie qui nous
permettait de faire d'utiles réformes dans
notre équipement. Nous marchions beaucoup
chaque jour, sous les averses, afin de recueillir renseignements, vivres et objets divers ; et
grâce à cela aussi, nos jambes reprenaient
l'habitude de fonctionner, quelque peu
oubliée après notre longue navigation.
C'est au cours de ces journées de pluie que
nous commençâmes à nous appeler mutuellement par nos prénoms. Cela s'était amorcé
par la coutume que nous avions déjà de dire
« Hans » et « Karl », et ce petit changement
n'était pas un simple effet de l'intimité. Si
nous nous appelions maintenant Judith,
Renée (c'est ma femme), Pierre, Arthur,
Ivan, Théodore (c'est mon prénom), il y avait
à cela un autre sens, pour chacun de nous.
Nous commencions à nous dépouiller de nos
vieux personnages.
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