En même temps que nous
laissions sur le littoral nos encombrants appareils, nous nous préparions aussi à rejeter
l'artiste, l'inventeur, le médecin, l'érudit, le
littérateur. Sous leurs déguisements, des
hommes et des femmes montraient déjà le
bout de leur nez. Des hommes, des femmes, et
toutes sortes d'animaux aussi.
Pierre Sogol, encore une fois, nous donna
l'exemple, – sans le savoir, et sans se douter
non plus qu'il devenait poète. Il nous dit un
soir, alors que nous venions de tenir conseil
sur la plage avec le chef de nos porteurs et
notre ânier :
– Je vous ai conduits jusqu'ici, et je fus
votre chef. Ici je dépose ma casquette galonnée, qui était couronne d'épines pour la
mémoire que j'ai de moi. Au fond non troublé
de la mémoire que j'ai de moi, un petit enfant
se réveille et fait sangloter le masque du
vieillard. Un petit enfant qui cherche père et
mère, qui cherche avec vous l'aide et la
protection ; la protection contre son plaisir et
son rêve, l'aide pour devenir ce qu'il est sans
imiter personne.
Disant cela, Pierre, du bout d'un bâton,
fouillait dans le sable. Ses yeux soudain se
fixèrent, il se baissa et ramassa quelque chose
– quelque chose qui brillait comme une
minuscule goutte de rosée. C'était un péradam, un tout petit péradam, mais son premier et notre premier péradam.
Le chef des porteurs et l'ânier devinrent
pâles et ouvrirent de grands yeux. Tous deux
étaient des vieux, qui avaient tenté l'ascension et s'étaient découragés à cause de la
question de la monnaie.
– Jamais, dit le premier, jamais, de
mémoire d'homme, on n'en avait trouvé si
bas ! Sur la plage même ! C'est peut-être un
hasard unique. Mais serait-il possible qu'un
nouvel espoir nous soit ainsi donné ?
Repartir ?
Un espoir qu'il avait cru mort luisait à
nouveau en son cœur. Celui-là, un jour,
reprendrait le chemin. L'ânier, – à lui aussi
ses yeux brillaient, mais de convoitise.
– Hasard, dit-il, pur hasard ! On ne m'y
prendra plus !
– Il faudrait, dit Judith, que nous nous
confectionnions de petits sachets, bien solides, que nous porterions au cou, pour y
mettre les péradams que nous trouverons.
C'était en effet une précaution indispensable. La pluie avait cessé depuis la veille, le
soleil avait commencé à sécher les chemins,
nous devions partir le lendemain à l'aube. Ce
fut, avant de nous coucher, notre dernier
préparatif : chacun, avec grand soin, se fabriqua un sachet pour les péradams à venir.
[CHAPITRE CINQUIÈME]
La nuit se tassait encore autour de nous, au
bas des sapins dont les cimes traçaient leur
haute écriture sur le ciel déjà de perle ; puis,
bas entre les troncs, des rougeurs s'allumèrent, et plusieurs d'entre nous virent s'ouvrir
au ciel le bleu lavé des yeux de leurs grand-mères. Peu à peu, la gamme des verts sortait
du noir, et parfois un hêtre rafraîchissait de
son parfum l'odeur de la résine, et rehaussait
celle des champignons. Avec des voix de
crécelle, ou de source, ou d'argent, ou de
flûte, les oiseaux échangeaient leurs menus
propos du matin. Nous allions en silence. La
caravane était longue, avec nos dix ânes, les
trois hommes qui les menaient, et nos quinze
porteurs. Chacun de nous portait sa part de
vivres pour la journée et ses affaires personnelles. Quelques-uns en avaient, de ces affaires personnelles, assez lourdes à porter dans
leurs cœurs aussi et dans leurs têtes. Nous
avions vite retrouvé le pas montagnard et
l'attitude harassée qu'il convient de prendre
dès les premiers pas si l'on veut aller longtemps sans fatigue. Tout en marchant, je
repassais dans ma mémoire les événements
qui m'avaient conduit là – depuis mon
article de la Revue des Fossiles et ma première
rencontre avec Sogol. Les ânes étaient heureusement dressés à ne pas marcher trop vite ;
ils me rappelaient ceux de Bigorre, et je
prenais des forces à regarder couler le jeu
souple de leurs muscles que ne rompait
jamais une contraction inutile. Je pensai aux
quatre lâcheurs qui s'étaient excusés de ne
pas nous accompagner. Qu'ils étaient loin,
Julie Bonasse, et Emile Gorge, et Cicoria, et
ce brave Alphonse Camard, avec ses chansons de route ! C'était déjà un autre monde.
Je me mis à rire tout seul au souvenir de ces
chansons de route. Comme si les montagnards chantaient jamais en marchant ! Oui,
on chante parfois, après quelques heures de
grimpée dans les éboulis ou sur des gazons,
mais chacun pour soi, en serrant les dents.
Moi, par exemple je chante : « tyak ! tyak !
tyak ! tyak ! » – un « tyak » par pas ; sur la
neige, en plein midi, cela devient : « tyak !
tchi tchi tyak ! ». Un autre chante : « stoum !
di di stoum ! » ou : « dji... pof ! dji... pof ! ».
C'est le seul genre de chansons de route de
montagnards que je connaisse.
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