On ne voyait
plus de sommets neigeux, mais seulement des
pentes boisées, coupées de falaises calcaires,
et le torrent au fond de la vallée, à droite, par
les éclaircies de la forêt. Au dernier tournant
du sentier, l'horizon marin, qui n'avait cessé
de se hausser avec nous, avait disparu. Je
grignotai un morceau de biscuit. L'âne, de sa
queue, me chassa au visage une nuée de
mouches. Mes compagnons aussi étaient pensifs. Il y avait tout de même quelque chose de
mystérieux dans la facilité avec laquelle nous
avions abordé au continent du Mont Analogue ; et puis il semblait bien qu'on nous y
avait attendus. Je suppose que tout cela
s'expliquera plus tard. Bernard, le chef des
porteurs, était aussi pensif que nous, mais
moins souvent distrait pourtant. Il est vrai
que pour nous, c'était difficile de ne pas être
distrait à chaque minute par l'écureuil bleu,
l'hermine aux yeux rouges dressée comme
une colonne au milieu d'une clairière d'émeraude éclaboussée d'oronges sanglantes, le
troupeau de licornes, que nous avions prises
d'abord pour des chamois, qui bondissait sur
un contrefort dénudé de l'autre versant, ou le
lézard volant qui se jetait, devant nous, d'un
arbre à l'autre en claquant des dents. Sauf
Bernard, tous les hommes que nous avions
engagés portaient sur leur sac un petit arc de
corne et un faisceau de flèches courtes, sans
empennage. A la première grande halte, un
peu avant midi, trois ou quatre d'entre eux
s'éloignèrent et revinrent avec quelques perdrix et une sorte de gros cochon d'Inde. L'un
me dit : « Il faut en profiter, tant que la
chasse est permise. On les mangera ce soir.
Plus haut, fini le gibier ! »
Le sentier sortait de la forêt et descendait
par des clapiers violemment ensoleillés jusqu'au torrent qui galopait avec des bruits de
foule, et que nous passâmes à gué. Nous fîmes
lever des nuages de papillons nacrés de la
berge humide, puis un long cheminement
commença, par des pierrailles sans ombre.
Nous revînmes sur la rive droite, où commençait une forêt de mélèzes assez claire. Je suais,
et je chantais ma chanson de route. Nous
avions l'air de plus en plus pensifs, mais en
fait nous l'étions de moins en moins. Notre
chemin s'éleva au-dessus d'une haute barre
rocheuse et tourna vers la droite, où la vallée
se resserrait en gorge profonde ; puis grimpa
impitoyablement en lacet dans une garrigue
pentue de genévriers et de rhododendrons.
Nous débouchâmes enfin dans un alpage
mouillé de mille ruisselets, où paissaient de
petites vaches rondelettes. En vingt minutes
de marche dans l'herbe noyée, nous atteignîmes un replat rocheux, ombragé de petits
mélèzes, où se dressaient quelques constructions de pierre sèche grossièrement couvertes
de branchages ; c'était notre première étape.
Nous avions encore deux ou trois heures de
jour devant nous pour nous y installer. Un
des abris devait servir de dépôt de bagages,
un autre de dortoir – il y avait des planches
et de la paille propre, et un fourneau fait de
grosses pierres – ; un troisième, à notre
grande surprise, était une laiterie : jarres de
lait, mottes de beurre, fromages qui s'égouttaient semblaient nous attendre. L'endroit
était-il donc habité ? Bernard, dont le premier
soin avait été d'ordonner à nos hommes de
déposer leurs arcs et leurs flèches dans le coin
du dortoir qu'il s'était réservé, leurs frondes
aussi, car quelques-uns en étaient munis,
Bernard vint nous expliquer :
– C'était encore habité ce matin. Il doit
toujours y avoir quelqu'un ici pour s'occuper
des vaches. D'ailleurs, c'est une loi qu'on
vous expliquera là-haut : aucun campement
ne doit jamais rester inoccupé plus d'un jour.
La caravane précédente avait sans doute
laissé une ou deux personnes ici, et elle
attendait notre arrivée pour progresser. Ils
nous ont vus venir de loin et sont partis
aussitôt. Nous allons leur confirmer notre
arrivée, et en même temps je vous montrerai
l'amorce du sentier de la Base.
Nous le suivîmes pendant quelques minutes sur une large corniche rocheuse, jusqu'à
une plate-forme d'où nous aperçûmes l'origine de la vallée. C'était une sorte de cirque
irrégulier, dans lequel débouchait la gorge,
entouré de hautes murailles du sommet desquelles pendaient çà et là quelques langues de
glaciers. Bernard alluma un feu, sur lequel il
jeta de l'herbe mouillée, puis il regarda
attentivement dans la direction du cirque. Au
bout de quelques minutes, nous vîmes, très
loin s'élever, répondant au signal, une mince
fumée blanche, presque confondue avec la
lente écume des cascades.
L'homme devient vivement attentif, dans
la montagne, à tout signe d'une présence d'un
de ses semblables. Mais cette lointaine fumée
était pour nous particulièrement émouvante,
ce salut que nous adressaient des inconnus
marchant devant nous sur le même chemin ;
car le chemin liait désormais notre sort et le
leur, même si nous ne devions jamais nous
rencontrer. De ces gens, Bernard ne savait
rien.
D'où nous étions, nous pouvions suivre des
yeux à peu près la moitié de l'itinéraire de la
deuxième étape. Nous avions décidé de profiter du beau temps pour repartir dès le
lendemain matin.
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