Peut-être aurions-nous la
chance de trouver notre guide à la Base le
jour même ; mais peut-être aussi faudrait-il
attendre son retour d'une course plus ou
moins longue. Nous partirions tous les huit
avec tous les porteurs, sauf deux qui resteraient pour soigner les vaches, pendant que
les ânes et leurs conducteurs redescendraient
prendre de nouvelles charges. En huit voyages, avions-nous calculé, les ânes auraient
transporté tous les vivres et vêtements nécessaires, de la maison du littoral aux Prés-mouillés – c'est le nom de la première étape.
Pendant ce temps, avec les porteurs, nous
ferions la navette entre les Prés-mouillés et la
Base ; il nous faudrait faire au moins trente
voyages, avec des charges de dix à quinze
kilos, ce qui, compte tenu des jours de
mauvais temps probables, nous prendrait au
moins deux mois. Nous aurions ainsi accumulé, à la Base, de quoi subsister pendant
plus de deux ans. Mais deux mois de montagne à vaches ! – les plus jeunes de l'expédition ne voyaient pas cela sans une certaine
impatience.
Nous ne pouvions guère parler, sur notre
plate-forme, à cause d'une haute et puissante
cascade qui tombait en tonnant à quelques
centaines de mètres de nous. Une passerelle,
si l'on peut dire, faite de trois ou quatre
câbles lancés d'une rive à l'autre, enjambait
la gorge où s'engouffrait la cascade. Nous
devrions passer là-dessus demain matin.
Juste avant la cascade se dressait une sorte de
grand cairn surmonté d'une croix – calvaire
ou tumulus funéraire. Bernard regardait dans
cette direction avec une étrange gravité. Il
s'arracha brusquement à ses pensées et nous
fit retourner au refuge, où les porteurs avaient
dû préparer le repas. En effet ; et grâce à leur
ingéniosité nous n'eûmes presque pas besoin
d'avoir recours à nos provisions. Ils avaient
ramassé en route d'excellents champignons,
et coupé, parmi les rocailles, des capitules de
chardons de diverses espèces, tous fort bons
crus ou bouillis. Et le gibier fut très apprécié
de tous, sauf de Bernard, qui n'y voulut pas
toucher. Nous avions remarqué aussi qu'il
avait vérifié attentivement que les arcs et
autres armes de ses hommes n'avaient pas été
touchés depuis l'arrivée. Mais ce fut seulement après le repas, – au coucher du soleil
qui, en aval, entourait de gloires les sommets
boisés, – ce fut seulement quand, tout en
digérant autour du feu, nous l'eûmes questionné sur le monument que nous avions
remarqué près de la grande cascade, qu'il
s'ouvrit à nous.
– Mon frère, dit-il. Je dois vous raconter
l'histoire, parce que, peut-être, nous ne nous
quitterons plus de sitôt, et qu'il faut bien que
vous sachiez à quelle espèce d'homme (il
cracha dans le feu) vous avez affaire.
» Mes hommes sont des enfants ! ils se
plaignent que la chasse soit strictement interdite à partir de cet endroit où nous sommes.
C'est vrai qu'il y en a, du gibier, tout à
l'entour, et du bon ! Mais ils savent ce qu'ils
font, en haut lieu, en défendant de chasser
passé les Prés-mouillés. Ils ont leurs raisons,
et j'en ai fait l'expérience ! Pour un rat que
j'ai tué à moins de cinquante pas d'ici, j'ai
perdu les quatre péradams que j'avais eu tant
de mal à trouver et à garder, et j'ai perdu
encore, après cela, dix ans de ma vie.
» Je sors d'une famille de paysans établie
depuis plusieurs siècles à Port-des-Singes.
Plusieurs de mes ancêtres étaient partis pour
la montagne et devinrent des guides. Mais
mes parents, craignant de me voir partir
aussi, moi qui étais leur fils aîné, avaient tout
fait pour me tenir à l'écart des appels de la
montagne. Ils me poussèrent très tôt, dans ce
but, à me marier ; j'ai en bas une femme que
j'aime et un fils déjà grand ; il pourrait
marcher, maintenant, et elle aussi. Après la
mort de mes parents, – j'avais trente-cinq
ans, – je vis brusquement le vide de cette vie.
Quoi donc ? J'allais moi aussi continuer à
élever mon fils, pour qu'à son tour il perpétue
la lignée, et ainsi de suite, et pourquoi ? Je ne
suis pas très habile à m'exprimer, vous voyez,
et en ce temps-là je l'étais encore moins. Mais
cela me serrait à la gorge. Un jour, je
rencontrai un guide de la haute montagne, de
passage à Port-des-Singes ; il venait aux provisions chez moi. Je sautai sur lui, le secouai
par les épaules, et je ne pouvais que lui crier :
« Pourquoi, pourquoi ? »
» Il me répondit gravement : « C'est vrai.
Mais vous devez maintenant penser : comment ? » Il me parla longuement, ce jour-là et
les jours suivants. Enfin, il me donna rendez-vous pour le printemps suivant – nous étions
en automne – aux chalets de la Base, où il
devait former une caravane dans laquelle il
m'accepterait. Je pus décider mon frère à
m'accompagner. Lui aussi voulait savoir
pourquoi, et voulait sortir des enchaînements
des régions inférieures.
» Notre caravane – douze personnes – fit
du bon travail et réussit à s'installer à temps
au premier camp pour y hiverner. Le printemps revenu, je décidai de redescendre à
Port-des-Singes pour y voir ma femme et mon
fils, avec l'espoir de les préparer à m'accompagner. Entre les chalets de la Base et cet
endroit où nous sommes, je fus pris dans une
tourmente effrayante de vent et de neige, qui
dura trois jours. Le chemin était coupé en
vingt endroits par les avalanches. Je dus
bivouaquer deux nuits de suite, sans vivres
suffisants et sans combustible. Quand le
temps s'éclaircit, j'étais à cent pas d'ici.
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