Je
m'arrêtai, exténué de fatigue et de faim. A
cette époque, le bétail n'était pas encore
monté aux Prés-mouillés ; je n'y trouverais
donc rien à manger. Sur la pente d'éboulis, en
face de moi, je vis sortir de son trou un vieux
rat de roche. C'est une bête qui tient du
mulot et de la marmotte. Il venait se réchauffer au premier rayon de soleil. D'une pierre
bien lancée, je lui cassai la tête, j'allai le
ramasser, le fis cuire sur un feu de rhododendrons, et dévorai cette viande coriace. Réconforté, je dormis une heure ou deux, puis je
dévalai jusqu'à Port-des-Singes où, avec ma
femme et mon fils, nous fêtâmes notre réunion après une aussi longue absence. Je ne
pus cependant les décider à remonter avec
moi cette année-là encore.
» Un mois plus tard, comme j'allais
reprendre le chemin de la montagne, je fus
convoqué devant un tribunal de guides, pour
y répondre du meurtre de ce vieux rat.
Comment avaient-ils su l'affaire, je ne sais.
La loi est inflexible : l'accès de la montagne,
au-dessus des Prés-mouillés, me fut interdit
pour trois ans. Après ces trois ans, je pouvais
demander à repartir avec la première caravane, à condition toutefois d'avoir réparé les
dégâts que mon acte aurait pu causer. Le
coup était dur. Je m'efforçai de me refaire
temporairement une vie à Port-des-Singes.
Avec mon frère et mon fils, je me consacrai à
la culture et à l'élevage, afin de fournir des
provisions aux caravanes ; et nous organisâmes aussi des compagnies de porteurs qui
pouvaient louer leurs services jusqu'à la
région interdite. Ainsi, tout en gagnant notre
vie, nous restions en relations avec les gens de
la montagne. Bientôt mon frère fut mordu, lui
aussi, du besoin de partir, de ce besoin des
hauteurs qui vous prend comme un poison.
Mais il décida qu'il ne partirait pas sans moi
et voulut attendre l'expiration de ma peine.
» Enfin ce jour vint ! Je portais fièrement,
dans une cage, un gros rat de roche que
j'avais facilement capturé et que je laisserais
en passant à l'endroit où j'avais tué l'autre,
– puisque je devais « réparer les dégâts ».
Hélas, les dégâts allaient seulement commencer à se montrer. Comme nous quittions les
Prés-mouillés, au lever du soleil, un bruit
terrifiant retentit. Toute la pente de la montagne, qui n'était pas encore coupée par la
grande cascade, croulait, éclatait, fusait en
avalanches de pierres et de boue. Une cataracte d'eau mêlée de blocs de glace et de
rocher tombait de la langue de glacier qui
dominait cette pente, et se creusait des chemins dans le flanc de la montagne. Le sentier,
qui, à cette époque, montait dès la sortie des
Prés-mouillés pour aller traverser la pente
beaucoup plus haut, était détruit sur une très
grande longueur. Pendant plusieurs jours, les
éboulements, les jaillissements d'eau et de
boue, les glissements de terrain se succédèrent, et nous étions bloqués. La caravane
redescendit à Port-des-Singes pour s'y équiper en vue de dangers imprévus, et chercha
un nouveau chemin vers les chalets de la
Base, par l'autre rive – chemin très long,
scabreux et difficile, sur lequel plusieurs
hommes périrent. On m'avait interdit de
repartir, jusqu'à ce qu'une commission de
guides ait déterminé les causes de la catastrophe. Au bout d'une semaine, je fus convoqué
devant cette commission, qui déclara que
j'étais le responsable de ce désastre, et que, en
vertu du premier jugement, je devais réparer
les dégâts.
» Je fus abasourdi. Mais on m'expliqua
comment les choses s'étaient passées, d'après
l'étude faite par la commission. Voici ce qui
me fut expliqué, – impartialement, objectivement, et je puis même dire aujourd'hui
avec bonté, mais d'une façon catégorique. Le
vieux rat que j'avais tué se nourrissait principalement d'une sorte de guêpe abondante en
cet endroit. Mais, à son âge surtout, un rat de
roche n'est pas assez agile pour attraper les
guêpes au vol ; aussi ne mangeait-il guère que
les malades et les débiles qui se traînaient à
terre et s'envolaient difficilement. Ainsi il
détruisait les guêpes porteuses de tares ou de
germes qui, par hérédité ou par contagion,
auraient, sans son intervention inconsciente,
répandu de dangereuses maladies dans les
colonies de ces insectes. Le rat mort, ces
maladies se propagèrent rapidement et. au
printemps suivant, il n'y avait presque plus
de guêpes dans toute la région. Or ces guêpes,
en butinant les fleurs, assuraient leur fécondation. Sans elles, une quantité de plantes qui
jouent un grand rôle dans la fixation des
terrains mouvants,
NOTE
DE L'ÉDITEUR
Selon les derniers plans et les notes de travail de
René Daumal, Le Mont Analogue devait se
composer de sept chapitres.
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