A une reconstitution,
hypothétique mais possible, de la partie manquante de
ce récit, il nous a paru préférable de publier deux
documents clefs.
Le premier concerne le chapitre V. Il permet
d'entrevoir la fin de l'histoire de Bernard, le chef des
porteurs, et indique les deux thèmes qui restaient à
traiter : « envoyer vivres à la caravane précédente »
et « langue des guides ».
Le second donne la matière du chapitre VI – où il
aurait été question de l'« autre expédition », celle
d'Alphonse Camard, Emile Gorge, Julie Bonasse,
Benito Cicoria (cf. page 140) qui ne pouvait que se
terminer catastrophiquement – et du chapitre VII, où
Daumal, probablement, se serait adressé directement
au lecteur :


*
Entre 1938 et 1941-1942, René Daumal écrivit,
en rapport avec Le Mont Analogue, d'autres textes
très importants pour comprendre le sens de ce
« roman » ; nous les donnons ici dans l'ordre chronologique.
Le premier est le début d'un « traité d'alpinisme
analogique », conçu bien avant la rédaction du
Mont Analogue. Le second est constitué par les
quelques lignes d'introduction qui, loin de prétendre
vouloir résumer le commencement de l'histoire, permettent au lecteur d'y entrer, et celles qui, en guise de
conclusion, montrent comment René Daumal comptait « habiller cette véridique histoire pour la rendre
croyable ». Elles servirent de cadre au chapitre I,
publié dans Mesures (no 1, 15 janvier 1940). Le
troisième et le quatrième texte concernent le chapitre III et devaient présenter l'« Histoire des
hommes-creux et de la Rose-amère » (qui parut dans
les Cahiers du Sud, no 239, octobre 1941).
1
Avant-propos. – Ces observations sont
celles d'un débutant ; comme elles sont toutes
fraîches et qu'elles concernent les premières
difficultés que rencontre un débutant, elles
seront peut-être plus utiles à celui-ci, pendant
ses premières courses, que les traités écrits
par les maîtres, qui sont sans aucun doute
plus méthodiques et plus complets, mais qui
ne sont intelligibles qu'après si peu que ce
soit d'expérience préparatoire : toute l'ambition de ces quelques notes est d'aider le
débutant à acquérir un peu plus vite cette
expérience préparatoire.
Définitions. – L'alpinisme est l'art de parcourir les montagnes en affrontant les plus
grands dangers avec la plus grande prudence.
On appelle ici art l'accomplissement d'un
savoir dans une action.
On ne peut pas rester toujours sur les
sommets. Il faut redescendre...
A quoi bon, alors ? Voici : le haut connaît
le bas, le bas ne connaît pas le haut. En
montant, note bien toutes les difficultés de
ton chemin ; tant que tu montes, tu peux les
voir. A la descente, tu ne les verras plus, mais
tu sauras qu'elles sont là, si tu les as bien
observées.
Il y a un art de se diriger dans les basses
régions, par le souvenir de ce qu'on a vu
lorsqu'on était plus haut. Quand on ne peut
plus voir, on peut du moins encore savoir.
Je l'interrogeai : mais qu'est-ce donc que cet « alpinisme
analogique » ?
– c'est l'art... | | |
– qu'est-ce qu'un art ? | | |
– valeur du danger. | { | témérité → suicide, |
– qu'est-ce que danger ? | en deçà, insatisfaction. |
– qu'est-ce que prudence ? | | |
– qu'est-ce que montagne ? | | |
Tiens l'œil fixé sur la voie du sommet,
mais n'oublie pas de regarder à tes pieds. Le
dernier pas dépend du premier. Ne te crois
pas arrivé parce que tu vois la cime. Veille à
tes pieds, assure ton pas prochain, mais que
cela ne te distraie pas du but le plus haut. Le
premier pas dépend du dernier.
Lorsque tu vas à l'aventure, laisse quelque
trace de ton passage, qui te guidera au
retour : une pierre posée sur une autre, des
herbes couchées d'un coup de bâton. Mais si
tu arrives à un endroit infranchissable ou
dangereux, pense que la trace que tu as laissée
pourrait égarer ceux qui viendraient à la
suivre. Retourne donc sur tes pas et efface la
trace de ton passage. Cela s'adresse à quiconque veut laisser dans ce monde des traces de
son passage. Et même sans le vouloir, on
laisse toujours des traces. Réponds de tes
traces devant tes semblables.
Ne t'arrête jamais sur une pente de terrain
croulant. Même si tu crois tes pieds bien
affermis, pendant que tu prends souffle en
regardant le ciel, la terre peu à peu se tasse
sous ton pied, le gravier insensiblement
s'éboule et tu pars soudain comme un navire
qu'on lance. La montagne guette toujours
l'occasion de te faire un croc-en-jambe.
Si, ayant trois fois descendu puis remonté
par des couloirs qui se terminaient par des à-pics (qu'on ne voit qu'au dernier moment),
tes jambes se mettent à trembler du genou à
la cheville et tes dents à se serrer, gagne
d'abord quelque petite plate-forme où tu
puisses t'arrêter en sûreté ; et rappelle à ta
mémoire tout ce que tu sais d'injures, et
lance-les à la montagne, et crache sur la
montagne, enfin insulte-la de toutes façons
possibles, bois une gorgée, mange une bouchée et remets-toi à grimper, tranquillement,
lentement, comme si tu avais la vie entière
pour te tirer de ce mauvais pas. Le soir, avant
de t'endormir, lorsque cela te reviendra, tu
verras alors que c'était une comédie : ce
n'était pas à la montagne que tu parlais, ce
n'est pas la montagne que tu as vaincue. La
montagne n'est que roc ou glace sans oreilles
et sans cœur. Mais cette comédie t'a peut-être
sauvé la vie.
Souvent, d'ailleurs, aux moments difficiles,
tu te surprendras à parler à la montagne,
tantôt la flattant, tantôt l'insultant, tantôt
promettant, tantôt menaçant ; et il te semblera que la montagne répond, si tu lui as
parlé comme il fallait, en s'adoucissant, en se
soumettant. Ne te méprise pas pour cela,
n'aie pas honte de te conduire comme ces
hommes que nos savants appellent des primitifs et des animistes. Sache seulement, lorsque
tu te rappelles ensuite ces moments-là, que
ton dialogue avec la nature n'était que
l'image, hors de toi, d'un dialogue qui se
faisait au-dedans.
Les chaussures, ce n'est pas comme les
pieds : on n'est pas né avec. On peut donc les
choisir. Laisse-toi guider pour ce choix par les
gens expérimentés d'abord ; puis par ta propre expérience.
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