Très vite, tu seras si bien
accoutumé à tes souliers que chaque clou te
sera comme un doigt, capable de tâter le roc
et de s'y agripper ; ils deviendront un instrument sensible et sûr, et comme une partie de
toi-même. Et pourtant, tu n'es pas né avec ; et
pourtant, quand elles seront usées, tu les
jetteras, sans cesser pour cela d'être ce que tu
es.
Ta vie dépend un peu de tes souliers ;
soigne-les comme il faut, mais à cela un quart
d'heure chaque jour suffira, car ta vie dépend
encore de plusieurs autres choses.
Un compagnon beaucoup plus expérimenté que moi me dit : « Quand les pieds ne
veulent plus vous porter, on marche avec sa
tête. » Et c'est vrai. Ce n'est peut-être pas
dans l'ordre naturel des choses, mais ne vaut-il
pas mieux marcher avec la tête que penser
avec les pieds, comme il arrive souvent ?
Si tu fais une glissade, une chute sans
gravité, n'aie pas un instant d'interruption,
mais déjà même en te relevant reprends la
cadence de ta marche. Note bien dans ta
mémoire les circonstances de ta chute, mais
ne permets pas à ton corps d'en remâcher le
souvenir. Le corps cherche toujours à se
rendre intéressant par ses tremblements, ses
essoufflements, ses palpitations, ses grelottements, ses sueurs, ses crampes. Mais il est
très sensible au mépris et à l'indifférence que
lui témoigne son maître. S'il sent que celui-ci
n'est pas dupe de ses jérémiades, s'il comprend qu'il n'y a rien à faire pour l'apitoyer,
alors il reprend sa place et accomplit docilement sa tâche.
le moment de danger
différence entre la panique et la présence d'esprit
l'automatisme (maître ou serviteur)
2
J'aurais préféré vous raconter tout dès
maintenant. Comme ce serait trop long, voici
le commencement de l'histoire. Peut-être est-il toujours artificieux de parler du commencement et de la fin d'une histoire, alors que
nous ne saisissons jamais que des phases
intermédiaires. Mais à l'origine des événements, il y eut une rencontre, et toute rencontre est un commencement relatif, et cette
rencontre, spécialement, contient en elle-même toute une histoire.
Ce que j'ai à raconter est tellement extraordinaire que je dois prendre certaines précautions. Pour enseigner l'anatomie, on se sert de
schémas conventionnels, – plutôt que de
photographies, – qui diffèrent de tous points
de vue de l'objet à étudier, sauf que certaines
relations – celles, précisément, qui forment
la chose à connaître – sont conservées. J'ai fait
de même ici.
*
Voilà comment naquit le projet d'une
expédition au Mont Analogue. Maintenant
que j'ai commencé, il faudra bien que je
raconte la suite : comment il fut prouvé qu'un
continent jusqu'alors inconnu, portant des
montagnes beaucoup plus hautes que
l'Himalaya, existait sur notre Terre ; comment on ne l'avait pas remarqué jusqu'alors ;
comment nous y abordâmes ; quels êtres nous
y avons rencontrés ; comment une autre expédition, poursuivant d'autres buts, faillit périr
de la façon la plus effroyable ; comment peu à
peu nous avons commencé à prendre racines,
si je puis dire, dans ce nouveau monde ; et
comment, pourtant, le voyage est à peine
commencé...
Très haut et très loin dans le ciel, par-dessus et par-delà les cercles successifs des
pics de plus en plus élevés, des neiges de plus
en plus blanches, dans un éblouissement que
l'œil ne peut supporter, invisible par excès de
lumière, se dresse l'extrême pointe du Mont
Analogue. « Là, au sommet plus aigu que la
plus fine aiguille, seul se tient celui qui
remplit tous les espaces. Là-haut, dans l'air le
plus subtil où tout gèle, seul subsiste le cristal
de la dernière stabilité. Là-haut, en plein feu
du ciel où tout brûle, seul subsiste le perpétuel incandescent. Là, au centre de tout, est
celui qui voit chaque chose accomplie en son
commencement et sa fin. » C'est ce que
chantent, ici, les montagnards. Cela est. « Tu
dis que cela est, mais s'il fait un peu froid ton
cœur se change en taupe ; s'il fait un peu
chaud, ta tête s'emplit d'une nuée de mouches ; si tu as faim, ton corps devient un âne
insensible à la trique ; si tu es fatigué, tes
pieds savent te, tenir tête ! » Cela, c'est une
autre chanson que chantent aussi les montagnards, pendant que j'écris, pendant que je
cherche comment j'habillerai cette véridique
histoire pour la rendre croyable.
3
Toutes sortes de voix se firent encore
entendre. Il y avait à prendre et à laisser,
dans ce qu'elles dirent. L'une parla de
l'homme qui, redescendant des sommets, se
retrouve en bas, où son regard n'embrasse
plus que les environs immédiats. « Mais il a
le souvenir de ce qu'il a vu, qui peut encore le
guider. Quand on ne peut plus voir, on peut
encore savoir ; et on peut témoigner de ce
qu'on a vu. » Une autre parlait des souliers,
et disait comment chaque clou, chaque aile
de mouche devient pour ainsi dire sensible,
comme un doigt, qui palpe le terrain et
s'agrippe à la moindre rugosité ; « et pourtant
ce ne sont que des souliers, on n'est pas né
avec, et un quart d'heure de soins chaque
jour suffit à les tenir en bon état. Tandis que
les pieds, on est né avec, et on mourra avec –
du moins, on le croit ; mais est-ce tellement
sûr ? N'y a-t-il pas des pieds qui survivent à
leurs propriétaires, ou qui meurent avant
lui ? » (celle-là, je la fis taire, elle devenait
eschatologique). Une autre parla de
l'Olympe et du Golgotha, une autre de la
polyglobulie et des particularités du métabolisme des montagnards. Une autre, enfin,
annonça que « nous nous trompions en prétendant que la haute montagne était pauvre
en légendes, et qu'elle en connaissait au
moins une assez remarquable ». Elle précisa
qu'à vrai dire, dans cette légende, la montagne servait plus de décor que de symbole, et
que le lieu véritable de l'histoire était « à la
jonction de notre humanité et d'une civilisation supérieure, là où s'opère la perpétuation
d'une vérité instituée ». Très intrigué, je la
suppliai de me raconter l'histoire. La voici. Je
l'ai écoutée et j'essaie de la reproduire avec
toute l'attention et l'exactitude dont je suis
capable – ce qui veut dire que l'on ne
trouvera ici qu'une traduction assez pâle et
approximative.
4
Un certain jour d'un certain août, je descendais de régions blanches, âcres et dures,
où s'exerçaient des rafales de grésil et où
s'engendraient des orages.
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