Je savais que
diverses circonstances m'empêcheraient
avant longtemps de retourner au pays aérien
des arêtes déchiquetées, dansant en plein ciel,
l'illusion du haut et du bas des corniches
blanches tracées dans l'abîme bleu-noir d'en
haut, et qui s'écroulent au milieu d'un après-midi silencieux ; et parmi les pentes burinées
de couloirs et luisantes de verglas, d'où
partent des mitrailles à l'odeur de soufre. Une
fois encore, j'avais voulu flairer l'haleine
verdâtre d'une crevasse, palper une dalle, me
glisser entre des blocs croulants, assurer une
cordée, peser les va-et-vient d'un coup de
vent, écouter l'acier tinter sur la glace et les
petits morceaux cristallins dévaler vers le
piège de la rimaye trompeuse – machine à
tuer poudrée et drapée de gemmes – tracer
une piste dans les diamants et la farine, me
confier à deux brins de chanvre, et manger
des pruneaux au centre de l'espace. Traversant de haut en bas une nappe de nuages, je
m'étais arrêté, aux premiers saxifrages,
devant une grande chute de séracs, gigantesque écharpe aux plis nacrés qui, spiralement,
descendait vers le grand désert de pierres du
fond.
Il me fallait maintenant, pour longtemps,
rester en bas, couché, ou à cueillir des fleurs,
mon piolet sous une armoire. Alors je me
souvins que j'étais, de mon métier, littérateur. Et que j'avais une belle occasion d'employer ce métier à sa fin ordinaire, qui est de
parler au lieu de faire. Ne pouvant courir les
montagnes, je les chanterais, d'en bas. Je dois
convenir que j'eus cette intention. Mais,
heureusement, elle répandait en moi une
odeur repoussante : l'odeur de cette littérature qui n'est qu'un pis-aller, l'odeur des
paroles que l'on aligne pour se dispenser
d'agir, ou pour se consoler de ne pas pouvoir.
Je me mis à penser plus sérieusement, avec
la lourdeur et la gaucherie dont on remue
alors la pensée, lorsqu'on a vaincu son corps
en vainquant le rocher et la glace. Je ne
parlerais pas de la montagne, mais par la
montagne. Avec cette montagne comme langage, je parlerais d'une autre montagne, qui
est la voie unissant la terre au ciel, et j'en
parlerais non pas pour me résigner, mais
pour m'exhorter.
Et toute l'histoire – mon histoire jusqu'à
ce jour, vêtue de mots de montagne – fut
tracée devant moi. Toute une histoire qu'il
me faudra maintenant le temps de raconter ;
et il me faudra aussi le temps d'achever de la
vivre1.
Avec un groupe de camarades, je partais à
la recherche de la Montagne qui est la voie
unissant la Terre au Ciel ; qui doit exister
quelque part sur notre planète, et qui doit
être le séjour d'une humanité supérieure :
cela fut prouvé rationnellement par celui que
nous appelions le Père Sogol, notre aîné dans
les choses de la montagne, qui fut le chef de
l'expédition.
Et voici que nous avons abordé au continent inconnu, noyau de substances supérieures implanté dans la croûte terrestre, protégé
des regards de la curiosité et de la convoitise
par la courbure de son espace – comme une
goutte de mercure, par sa tension superficielle, reste impénétrable au doigt qui cherche à en toucher le centre. Par nos calculs –
ne pensant à rien d'autre –, par nos désirs –
laissant tout autre espoir –, par nos efforts
– renonçant à toute aise –, nous avions
forcé l'entrée de ce nouveau monde. Ainsi
nous semblait-il. Mais nous sûmes plus tard
que, si nous avions pu aborder au pied du
Mont Analogue, c'est que pour nous les portes invisibles de cette invisible contrée avaient
été ouvertes par ceux qui en ont la garde. Le
coq claironnant dans le lait de l'aube croit
que son chant engendre le soleil ; l'enfant
hurlant dans une chambre fermée croit que
ses cris font ouvrir la porte ; mais le soleil et la
mère vont leurs chemins, tracés par les lois de
leurs êtres. Ils nous avaient ouvert la porte,
ceux qui nous voient alors même que nous ne
pouvons nous voir, répondant par un généreux accueil à nos calculs puérils, à nos désirs
instables, à nos petits et maladroits efforts.
1. Cette histoire est le sujet d'un livre en préparation.
Mont Analogue, où s'incorporent en partie les pages qui vont
suivre.
GALLIMARD
5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07
www.gallimard.fr
édition établie par H.J. Maxwell et C. Rugafiori
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays. © Éditions Gallimard, 1981. Pour l'édition papier.
© Éditions Gallimard, 2016. Pour l'édition numérique.
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard
LA GRANDE BEUVERIE (1938 ; édition définitive en 1986).
LE MONT ANALOGUE (1952 ; édition définitive en 1981).
CHAQUE FOIS QUE L'AUBE PARAÎT. Essais et notes, I
(1953).
POÉSIE NOIRE, POÉSIE BLANCHE. Poèmes 1924-1944
(1954).
LETTRES À SES AMIS 1916-1932 (1958).
BHARATA : L'Origine du théâtre – La Poésie et la musique en Inde
(1970).
LE CONTRE-CIEL suivi de LES DERNIÈRES
PAROLES DU POÈTE (1970 ; édition définitive en 1990).
L'ÉVIDENCE ABSURDE. Essais et nous, I : 1926-1934 (1972).
LES POUVOIRS DE LA PAROLE. Essais et notes, II : 1935-1943 (1972).
CORRESPONDANCE, I : 1915-1928 (1992).
CORRESPONDANCE, II : 1929-1932 (1993).
Chez d'autres éditeurs
TU T'ES TOUJOURS TROMPÉ (1970). Mercure de France.
RENÉ DAUMAL OU LE RETOUR À SOI. Textes inédits et
études (1981). L'Originel.
LA LANGUE SANSKRITE. Grammaire – poésie – théâtre (1985).
Ganesha.
René Daumal
Le Mont Analogue
Toutes les mythologies parlent, soit d'un centre original du
monde, soit d'un arbre sorti de terre et qui gagne le ciel, soit d'un
mont sacré, en tout cas d'une possibilité de communication avec
l'au-delà. Or, il faut que cette possibilité existe, que l'arbre ou la
montagne soit là pour de vrai, au même titre que l'Éverest ou le
mont Blanc. C'est ce que pense l'auteur du récit et il réunit une
expédition pour découvrir le mont Analogue. La description des
membres de l'expédition permet à René Daumal d'exprimer sa
fantaisie. La base du mont est finalement découverte : c'est la
courbure de l'espace qui empêchait de la voir.
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