Moi-même, j'ai accepté ce rôle d'agent provocateur plusieurs fois, par obéissance à la règle, et c'est le plus honteux souvenir de ma vie. J'ai accepté, tant que je n'eus pas compris dans quel traquenard j'étais tombé. Jusqu'alors, j'avais toujours démasqué le satan de service. Ces malheureux étaient si naïfs ! Toujours les mêmes trucs, qu'ils croyaient très subtils, les pauvres diables ! Toute leur habileté consistait à jouer sur quelques mensonges fondamentaux et communs à tous, tels que : « suivre les règles à la lettre, c'est bon pour les imbéciles qui ne peuvent pas en saisir l'esprit », ou encore : « moi, hélas, avec ma santé, je ne peux pas me permettre de telles rigueurs. »

» Une fois, pourtant, le diable du jour a réussi à m'avoir. C'était cette fois-là, un grand gaillard taillé à la hache, avec des yeux bleus d'enfant. Pendant un repos, il s'approche de moi et me dit : « Je vois que vous m'avez reconnu. Rien à faire avec vous, vous êtes vraiment trop perspicace. D'ailleurs, vous n'avez pas besoin de cet artifice pour savoir que la tentation est toujours partout autour de nous, ou plutôt en nous. Mais voyez l'insondable veulerie de l'homme : tous les moyens qui lui sont donnés pour se tenir éveillé, il finit par en orner son sommeil. On porte le cilice comme on porterait un monocle, on chante les matines comme d'autres vont jouer au golf. Ah ! si les savants d'aujourd'hui, au lieu d'inventer sans cesse de nouveaux moyens de rendre la vie plus facile, mettaient leur ingéniosité à fabriquer des instruments propres à tirer les hommes de leur torpeur ! Il y a bien les mitrailleuses, mais cela dépasse de trop le but... »

» Il parla si bien que, le soir même, le cerveau en fièvre, j'obtins du Supérieur l'autorisation d'occuper mes heures de loisir à l'invention et la fabrication d'instruments de ce genre. J'inventai aussitôt des appareils ahurissants : un stylo qui bavait ou éclaboussait toutes les cinq ou dix minutes, à l'usage des écrivains qui ont la plume trop facile ; un minuscule phonographe portatif, muni d'un écouteur semblable à ceux des appareils pour sourds, à conduction osseuse, qui, aux moments les plus imprévus, vous criait par exemple : « Pour qui te prends-tu ? » ; un coussin pneumatique, que j'appelais « le mol oreiller du doute », et qui se dégonflait à l'improviste sous la tête du dormeur ; un miroir dont la courbure était étudiée de telle façon – cela m'en avait donné, un mal ! – que tout visage humain s'y reflétait en tête de porc ; et bien d'autres. J'étais donc en plein travail – au point que je ne reconnaissais même plus les tentateurs quotidiens, qui avaient beau jeu de m'encourager – lorsqu'un matin je reçois le tu hodie. Le premier frère que je rencontrai fut le grand gaillard aux yeux bleus. Il m'accueillit avec un sourire amer qui me doucha. Je vis du même coup et l'enfantillage de mes recherches et l'ignominie du rôle qu'on me proposait de jouer. J'allai, contre toutes les règles, trouver le Supérieur, et lui dis que je ne pouvais plus accepter de « faire le diable ». Il me parla avec une douceur sévère, peut-être sincère, peut-être professionnelle. « Mon fils, conclut-il, je vois qu'il y a en vous un inguérissable besoin de comprendre qui ne vous permet pas de rester plus longtemps dans cette maison. Nous prierons Dieu qu'Il veuille vous appeler à Lui par d'autres voies... »

» Le soir même, je prenais le train pour Paris. J'étais entré dans ce monastère sous le nom de Frère Petrus. J'en sortais avec le titre de Père Sogol. J'ai conservé ce pseudonyme. Les religieux, mes compagnons, m'avaient ainsi appelé à cause d'une tournure d'esprit qu'ils avaient remarquée en moi, qui me faisait prendre, au moins à titre d'essai, le contre-pied de toutes les affirmations qui m'étaient proposées, intervertir en toute chose la cause et l'effet, le principe et la conséquence, la substance et l'accident. « Sogol », l'anagramme était un peu enfantin, un peu prétentieux aussi, mais j'avais besoin d'un nom qui sonnât bien ; et il me rappelait une règle de pensée qui m'a beaucoup servi. Grâce à mes connaissances scientifiques et techniques, je trouvai bientôt quelques emplois dans divers laboratoires et établissements industriels. Je me réadaptai peu à peu à la vie du « siècle » ; tout extérieurement, il est vrai, car, au fond, je n'arrive pas à m'accrocher à cette agitation de cage à singes qu'ils appellent la vie, avec des airs dramatiques.

Une sonnerie retentit.

– Bien, ma bonne Physique, bien ! cria le Père Sogol ; et il m'expliqua : « Le déjeuner est prêt. Allons donc. »

Il me fit quitter le sentier et, montrant d'un geste toute la science humaine contemporaine inscrite en petits rectangles devant nos yeux, il dit, d'une voix sombre :

– Du toc, tout ça, du toc. Il n'y a pas une seule de ces fiches dont je puisse dire : voici une vérité, une petite vérité sûre et certaine. Il n'y a dans tout cela que des mystères ou des erreurs ; où les uns finissent, les autres commencent.

Nous passâmes dans une petite pièce toute blanche où la table était servie.

» Voici au moins quelque chose de relativement réel, si l'on peut rapprocher ces deux mots sans que ça fasse explosion » reprit-il comme nous nous installions de chaque côté d'un de ces plats campagnards où, autour d'un morceau d'animal bouilli, tous les légumes de la saison tressent leurs vapeurs. « Encore faut-il que cette brave Physique mette en œuvre toute sa vieille astuce bretonne pour réunir sur ma table les éléments d'un repas où n'entrent ni sulfate de baryte, ni gélatine, ni acide borique, ni acide sulfureux, ni aldéhyde formique, ni autres drogues de l'industrie alimentaire contemporaine. Un bon pot-au-feu vaut tout de même mieux qu'une philosophie menteuse. »

Nous mangeâmes en silence. Mon hôte ne se croyait pas obligé de bavarder en mangeant, et je l'en estimais beaucoup. Il n'avait pas peur de se taire quand il n'y avait rien à dire, ni de réfléchir avant de parler. En rapportant maintenant notre conversation, je crains d'avoir donné l'impression qu'il discourait sans arrêt ; en réalité, ses récits et ses confidences étaient entrecoupés de longs silences, et souvent aussi j'avais pris la parole ; je lui avais raconté, à grands traits, ma vie jusqu'à ce jour, mais cela ne vaut pas la peine d'être reproduit ici ; et quant aux silences, comment raconter des silences au moyen de mots ? Seule la poésie pourrait le faire.

Après le repas, nous revînmes au « parc », sous la verrière, et nous nous allongeâmes sur des tapis et sur des coussins de cuir : c'est un moyen très simple de rendre de l'espace à un local bas de plafond. Physique apporta le café silencieusement, et Sogol se remit à parler :

– Tout ça, ça remplit l'estomac, mais guère plus. Avec un peu d'argent, on arrive bien à tirer de la civilisation ambiante les quelques satisfactions corporelles élémentaires.