Pour le reste, c'est du toc. Du toc, des tics
et des trucs, voilà toute notre vie, entre le
diaphragme et la voûte crânienne. Mon supérieur avait bien dit : je souffre d'un inguérissable besoin de comprendre. Je ne veux pas
mourir sans avoir compris pourquoi j'avais
vécu. Et vous, avez-vous jamais eu peur de la
mort ?
Je fouillai en silence mes souvenirs, des
souvenirs profonds où les mots ne s'étaient
pas encore mis. Et je dis, difficilement :
– Oui. Vers l'âge de six ans, j'avais
entendu parler de mouches qui piquent les
gens pendant leur sommeil ; quelqu'un avait
fait cette plaisanterie que « quand on se
réveille, on est mort ». Cette phrase m'obsédait. Le soir, dans mon lit, la lumière éteinte,
j'essayais de me représenter la mort, le « plus
rien du tout » ; je supprimais en imagination
tout ce qui faisait le décor de ma vie et j'étais
serré dans des cercles de plus en plus étroits
d'angoisse : il n'y aura plus « moi »... moi,
qu'est-ce que c'est, moi ? – je n'arrivais pas à
le saisir, « moi » me glissait de la pensée
comme un poisson des mains d'un aveugle, je
ne pouvais plus dormir. Pendant trois ans,
ces nuits d'interrogation dans le noir revinrent plus ou moins fréquemment. Puis, une
certaine nuit, une idée merveilleuse m'est
venue : au lieu de subir cette angoisse, tâcher
de l'observer, de voir où elle est, ce qu'elle est.
Je vis alors qu'elle était liée à une crispation
de quelque chose dans le ventre, et un peu
sous les côtes, et aussi dans la gorge ; je me
rappelai que j'étais sujet à des angines ; je
m'efforçai de me relâcher, de détendre mon
ventre. L'angoisse disparut. J'essayai de penser encore, dans cet état, à la mort, et cette
fois, au lieu d'être saisi par la griffe de
l'angoisse, je fus envahi d'un sentiment tout
nouveau, auquel je ne connaissais pas de
nom, qui tenait du mystère et de l'espérance...
– Et puis vous avez grandi, vous avez
étudié, et vous avez commencé à philosopher,
n'est-ce pas ? Nous en sommes tous là. Il
semble que vers l'âge de l'adolescence, la vie
intérieure du jeune être humain se trouve
soudain aveulie, châtrée de son courage naturel. Sa pensée n'ose plus affronter la réalité ou
le mystère en face, directement ; elle se met à
les regarder à travers les opinions des
« grands », à travers les livres et les cours des
professeurs. Il y a pourtant là une voix qui
n'est pas tout à fait tuée, qui crie parfois, –
chaque fois qu'elle le peut, chaque fois qu'un
cahot de l'existence desserre le bâillon, – qui
crie son interrogation, mais nous l'étouffons
aussitôt. Ainsi, nous nous comprenons déjà
un peu. Je puis vous dire, donc, que j'ai peur
de la mort. Non pas de ce qu'on imagine de la
mort, car cette peur est elle-même imaginaire. Non pas de ma mort dont la date sera
consignée dans les registres de l'état civil.
Mais de cette mort que je subis à chaque
instant, de la mort de cette voix qui, du fond
de mon enfance, à moi aussi, interroge :
« que suis-je ? » et que tout, en nous et autour
de nous, semble agencé pour étouffer encore
et toujours. Quand cette voix ne parle pas –
et elle ne parle pas souvent ! – je suis une
carcasse vide, un cadavre agité. J'ai peur
qu'un jour elle ne se taise à jamais ; ou qu'elle
ne se réveille trop tard – comme dans votre
histoire de mouches : quand on se réveille, on
est mort.
» Et voilà ! fit-il, presque violemment. Je
vous ai dit l'essentiel. Tout le reste, ce sont
des détails. Depuis des années, j'attends de
pouvoir dire cela à quelqu'un.
Il s'était assis, et je vis que cet homme
devait avoir une raison en acier pour résister
à la pression de la folie qui bouillonnait en
lui. Il était maintenant un peu détendu, et
comme soulagé.
– Mes seuls bons moments, reprit-il après
avoir changé de position, c'était en été, quand
je reprenais les souliers ferrés, le sac et le
piolet pour courir les montagnes. Je n'avais
jamais de très longues vacances, mais j'en
profitais ! Après dix ou onze mois passés à
perfectionner des aspirateurs de poussière ou
des parfums synthétiques, après une nuit de
chemin de fer et une journée d'autocar,
lorsque j'arrivais, les muscles encore encrassés des poisons de la ville, aux premiers
champs de neige, il m'arrivait de pleurer
comme un idiot, la tête vide, les membres
ivres et le cœur ouvert. Quelques jours après,
arc-bouté dans une fissure ou chevauchant
une arête, je me retrouvais, je reconnaissais
en moi des personnages que je n'avais pas vus
depuis l'été précédent. Mais c'étaient toujours les mêmes personnages, après tout...
» Or, j'avais entendu parler, comme vous,
dans mes lectures et dans mes voyages,
d'hommes d'un type supérieur, possédant les
clefs de tout ce qui est mystère pour nous.
Cette idée d'une humanité invisible, intérieure à l'humanité visible, je ne pouvais me
résigner à la regarder comme une simple
allégorie.
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