Il était prouvé par l'expérience, me disais-je, qu'un homme ne peut pas atteindre directement et de lui-même la vérité ; il fallait qu'un intermédiaire existât – encore humain par certains côtés, et dépassant l'humanité par d'autres côtés. Il fallait que, quelque part sur notre Terre, vécût cette humanité supérieure, et qu'elle ne fût pas absolument inaccessible. Et alors, tous mes efforts ne devaient-ils pas être consacrés à la découvrir ? Même si, malgré ma certitude, j'étais victime d'une monstrueuse illusion, je n'aurais rien perdu à faire de tels efforts, puisque, de toute façon, hors de cet espoir, toute la vie était dépourvue de sens.

» Mais où chercher ? Par où commencer ? J'avais déjà bien couru le monde, fourré mon nez partout, dans toutes sortes de sectes religieuses et d'écoles mystiques, mais devant chacune c'était toujours : peut-être que oui, peut-être que non. Pourquoi aurais-je misé ma vie sur celle-ci plutôt que sur celle-là ? Vous comprenez, je n'avais pas de pierre de touche. Mais, du fait que nous sommes deux, tout change ; la tâche ne devient pas deux fois plus facile, non : d'impossible elle devient possible. C'est comme si, pour mesurer la distance d'un astre à notre planète, vous me donnez un point connu sur la surface du globe : le calcul est impossible ; donnez-moi un second point, il devient possible, parce qu'alors je peux construire le triangle.

Ce saut brusque dans la géométrie était bien dans sa manière. Je ne sais pas si je le comprenais très bien, mais il y avait là une force qui me convainquait.

– Votre article sur le Mont Analogue m'a illuminé, continua-t-il. Il existe. Nous le savons tous les deux. Donc nous le découvrirons. Où ? Cela, c'est une affaire de calcul. Dans quelques jours, je vous promets que j'aurai déterminé, à quelques degrés près, sa position géographique. Et nous partons aussitôt, n'est-ce pas ?

– Oui, mais comment ? Par quelle voie, quel mode de transport, avec quel argent ? pour combien de temps ?

– Tout cela, ce sont des détails. Je suis sûr, d'ailleurs, que nous ne serons pas seuls. Deux personnes en convainquent une troisième, et cela fait boule de neige – bien qu'il faille compter avec ce que les gens appellent leur « bon sens », les pauvres ; c'est leur bon sens comme le bon sens de l'eau est de couler... tant qu'on ne la met pas à bouillir sur le feu ou dans une glacière à geler. Et même... oui, battons le fer jusqu'à ce qu'il s'échauffe, s'il n'y a pas assez de feu. Fixons la première réunion à dimanche, ici. J'ai cinq ou six bons camarades qui viendront sûrement. Il y en a bien un qui est en Angleterre, deux autres en Suisse, mais ils seront là. Il a toujours été convenu entre nous que nous ne ferions jamais de grandes courses les uns sans les autres. Et pour une grande course, ce sera une grande course.

– Pour ma part, dis-je, je vois aussi quelques personnes qui pourraient se joindre à nous.

« Invitez-les donc pour 4 heures, mais vous, venez avant, vers 2 heures. Mes calculs seront certainement au point... Alors, vous devez déjà me quitter ? Bon, voilà la sortie », dit-il en me montrant la petite fenêtre d'où pendait la corde de rappel ; « il n'y a que Physique qui se sert de l'escalier. Au revoir ! »

Je m'enveloppai de la corde, qui sentait l'herbe et l'écurie, et fus en bas en quelques instants.

Je me retrouvai dans la rue, avec une sensation d'étrangeté, de non-adhérence, glissant sur des peaux de bananes, renversant des tomates et bousculant des commères en sueur.

 

Si, pendant mon trajet du passage des Patriarches jusqu'à l'appartement que j'habitais dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, j'avais pensé à me regarder comme un étranger transparent, j'aurais pu découvrir une des lois qui régissent le comportement des « bipèdes sans plumes inaptes à l'intellection du nombre π », selon la définition que le Père Sogol donnait de l'espèce à laquelle lui, vous et moi nous appartenons. Cette loi pourrait se formuler : la résonance aux plus proches affirmations, mais les guides du Mont Analogue, qui me l'exposèrent plus tard, l'appelaient simplement la caméléonne. Le Père Sogol m'avait vraiment convaincu, et, tandis qu'il me parlait, j'étais tout prêt à le suivre dans sa folle expédition. Mais, à mesure que je me rapprochais de mon domicile, où j'allais retrouver toutes mes vieilles habitudes, je me représentais mes collègues de bureau, mes confrères écrivains, mes meilleurs camarades, écoutant le récit de l'étonnante entrevue que je venais d'avoir. J'imaginais leurs sarcasmes, leur scepticisme, leur apitoiement. Je commençais à me méfier de ma naïveté, de ma crédulité... si bien que, lorsque j'entrepris de raconter à ma femme mon entretien avec Sogol, je me surpris à employer des expressions telles que : « un drôle de bonhomme... », « un moine défroqué », « un inventeur un peu loufoque », « un projet extravagant »... Aussi ce fut avec stupeur que je l'entendis me dire, mon récit achevé :

– Eh bien, il a raison. Je vais commencer dès ce soir à préparer la malle.