Car vous n'êtes pas seulement deux. Nous sommes déjà trois !

– Alors, tu prends vraiment cela au sérieux ?

– C'est la première idée sérieuse que je rencontre dans ma vie !

Et la puissance de la loi caméléonne est si grande que je me remis à considérer l'entreprise du Père Sogol comme, en effet, tout à fait raisonnable.

CHAPITRE DEUXIÈME,

QUI EST CELUI

DES SUPPOSITIONS

Présentation des invités. – Un truc d'orateur. – Position du problème. – Hypothèses insoutenables. – Jusqu'au bout de l'absurdité. – Navigation non euclidienne dans une assiette. – Astronomes de référence. – Comment le Mont Analogue existe tout à fait comme s'il n'existait pas. – Une lueur sur la véritable histoire de Merlin l'enchanteur. – De la méthode dans l'invention. – La porte solaire. – Explication d'une anomalie géographique. – Le milieu des terres. – Un calcul délicat. – Le Rédempteur des milliardaires. – Un lâcheur poétique. – Un lâcheur amical. – Une lâcheuse pathétique. – Un lâcheur philosophique. – Précautions.

 

Le dimanche suivant, à deux heures de l'après-midi, j'introduisais ma femme dans le « laboratoire » du passage des Patriarches, et, au bout d'une demi-heure, nous formions, à trois, une association pour laquelle rien d'impossible n'existait plus.

Le Père Sogol avait à peu près terminé ses mystérieux calculs, mais il en réservait l'exposé pour un peu plus tard, quand tous les invités seraient là. En attendant, nous convînmes de nous décrire l'un à l'autre les personnes que nous avions convoquées.

C'étaient, de mon côté :

IVAN LAPSE, 35 à 40 ans, russe, d'origine finnoise, linguiste remarquable. Remarquable surtout entre tous les linguistes parce qu'il était capable de s'exprimer, oralement ou par écrit, avec simplicité, élégance et correction, et cela, dans trois ou quatre langues différentes. Auteur de La langue des langues et d'une Grammaire comparée des langages de gestes. Un petit homme pâle, le crâne allongé et chauve couronné de cheveux noirs, des yeux noirs, obliques et longs, le nez fin, le visage rasé, la bouche un peu triste. Excellent glaciairiste, il avait un faible pour les bivouacs en haute montagne.

ALPHONSE CAMARD, français, 50 ans, poète fécond et estimé, barbu, gras de poitrine, avec un air de veulerie un peu verlainienne, que rachetait une belle voix chaude. Une maladie de foie lui interdisant les longues courses, il s'en consolait en écrivant de beaux poèmes sur la montagne.

EMILE GORGE, français, 25 ans, journaliste, mondain, insinuant, passionné de musique et de chorégraphie, sur quoi il écrivait brillamment. Virtuose du « rappel de corde », préférant la descente à la montée. Petit, bizarrement bâti, avec un corps maigre et un visage grassouillet, une bouche épaisse, et pour ainsi dire sans menton.

JUDITH PANCAKE, enfin, une amie de ma femme, américaine, une trentaine d'années, peintre de haute montagne. Elle est d'ailleurs le seul véritable peintre de haute montagne que je connaisse. Elle a très bien compris que la vue que l'on a d'un haut sommet ne s'inscrit pas dans les mêmes cadres perceptifs qu'une nature morte ou un paysage ordinaire. Ses toiles expriment admirablement la structure circulaire de l'espace, dans les hautes régions. Elle ne se prend pas pour une « artiste ». Elle peint simplement pour « garder des souvenirs » de ses ascensions. Mais elle le fait avec une telle conscience artisane, que ses tableaux, avec leurs perspectives courbes, rappellent d'une façon frappante ces fresques où les anciens peintres religieux essayaient de représenter les cercles concentriques des mondes célestes.

Du côté de Sogol, c'étaient, d'après sa description :

ARTHUR BEAVER, de 45 à 50 ans, médecin ; yachtman et alpiniste, donc anglais ; connaît les noms latins, les mœurs et les propriétés de tous les animaux et de toutes les plantes de toutes les hautes montagnes du globe. N'est vraiment heureux qu'au-dessus de 15000 pieds d'altitude. Il m'a interdit de publier combien de temps et à l'aide de quoi il était resté au sommet de quel pic de l'Himalaya parce que, disait-il, « en tant que médecin, que gentleman et que véritable alpiniste, il se méfiait de la gloire comme d'une peste ». Il avait un grand corps osseux, des cheveux or et argent plus pâles que son visage tanné, des sourcils haut perchés et des lèvres qui ondulaient finement entre la naïveté et l'ironie.

HANS et KARL, deux frères – on ne prononçait jamais leur nom de famille –, d'environ 25 et 28 ans respectivement, autrichiens, spécialistes des escalades acrobatiques. Blonds tous les deux, mais le premier dans le genre ovoïde, le second dans le genre rectangulaire. Des musculatures intelligentes, avec des doigts d'acier et des yeux d'aigles. Hans faisait des études de physique mathématique et d'astronomie. Karl s'intéressait surtout aux métaphysiques orientales.

Arthur Beaver, Hans et Karl, étaient les trois compagnons dont Sogol m'avait parlé et qui formaient avec lui une insécable équipe.

JULIE BONASSE, 25 à 30 ans, belge, actrice. Elle avait alors d'assez beaux succès sur les scènes de Paris, de Bruxelles et de Genève. Elle était la confidente d'une nuée de jeunes gens falots, qu'elle guidait dans les voies de la plus sublime spiritualité. Elle disait « j'adore Ibsen » et « j'adore les éclairs au chocolat » avec un ton d'égale conviction, qui vous mettait l'eau à la bouche. Elle croyait à l'existence de la « fée des glaciers » et, l'hiver, skiait beaucoup dans les stations à téléphériques.

 

BENITO CICORIA, une trentaine d'années, tailleur pour dames à Paris. Petit, coquet et hégélien. Bien qu'italien d'origine, il appartenait à une école d'alpinisme que l'on pourrait – grosso modo – appeler l'« école allemande ». On pourrait ainsi résumer la méthode de cette école : on attaque la face la plus abrupte de la montagne, par le couloir le plus pourri et le plus mitraillé par les chutes de pierre, et l'on monte vers le sommet tout droit, sans se permettre de chercher des détours plus commodes à gauche ou à droite ; en général, on se fait tuer, mais, un jour ou l'autre, une cordée nationale arrive vivante à la cime.

Avec Sogol, ma femme et moi, cela faisait douze personnes.

Les invités arrivèrent à peu près à l'heure. Je veux dire par là que, le rendez-vous ayant été fixé à quatre heures, Mr Beaver était là, le premier, à trois heures cinquante-neuf, et que Julie Bonasse, la dernière arrivée, bien qu'ayant été retenue par une répétition, avait fait son apparition à peine sonnée la demie de cinq heures.

Après le brouhaha des présentations, on s'installa autour d'une grande table à tréteaux et notre hôte prit la parole. Il rappela les grands traits de la conversation qu'il avait eue avec moi, affirma sa conviction de l'existence du Mont Analogue et déclara qu'il allait organiser une expédition pour l'explorer.

– La plupart d'entre vous, poursuivit-il, savent déjà la manière dont j'ai pu, en première approximation, limiter le champ des recherches. Mais deux ou trois personnes ne sont pas encore au courant et, pour elles et aussi pour rafraîchir la mémoire des autres, je vais reprendre l'exposé de mes déductions.

Il me lança là-dessus un regard à la fois malicieux et autoritaire, qui exigeait ma complicité à cet adroit mensonge. Car personne n'était au courant de rien, bien entendu. Mais, par cette simple ruse, chacun avait l'impression de faire partie d'une minorité ignorante, d'être un des « deux ou trois qui n'étaient pas au courant », croyait sentir autour de lui la force d'une majorité convaincue, et avait hâte d'être convaincu à son tour. Cette méthode de Sogol pour mettre, comme il me le dit plus tard, « l'auditoire dans sa poche » était une simple application – disait-il – de la méthode mathématique qui consiste à « considérer le problème comme résolu » ; ou encore, sautant dans la chimie, « un exemple d'une réaction de proche en proche ». Mais si cette ruse était au service de la vérité, pouvait-on encore l'appeler mensonge ? Toujours est-il que chacun tendit ses plus intimes oreilles.

– Je résume, dit-il, les données du problème.