Premièrement, le Mont Analogue doit être beaucoup plus haut que les plus hautes montagnes jusqu'ici connues. Son sommet doit être inaccessible par les moyens jusqu'ici connus. Mais, secondement, sa base doit nous être accessible, et ses pentes inférieures doivent être habitées d'ores et déjà par des êtres humains semblables à nous, puisqu'il est la voie qui relie effectivement notre domaine humain actuel à des régions supérieures. Habitées, donc habitables. Donc présentant un ensemble de conditions de climat, de flore, de faune, d'influences cosmiques de toutes sortes, pas trop différentes de celles de nos continents. Le mont lui-même étant extrêmement haut, sa base doit être assez large pour le soutenir : il doit s'agir d'une surface de terres au moins aussi grande que celle des îles les plus vastes de notre planète – de la Nouvelle-Guinée, de Bornéo, de Madagascar, peut-être même de l'Australie.

» Cela admis, trois questions surgissent. Comment ce territoire a-t-il échappé jusqu'ici aux investigations des voyageurs ? Comment y pénétrer ? Et où se trouve-t-il ?

» Je répondrai d'abord à la première question, qui peut paraître la plus difficile à résoudre. Comment ? Il existerait sur notre Terre une montagne plus haute que les plus hauts sommets de l'Himalaya, et l'on ne s'en serait pas encore aperçu ? Pourtant, nous savons a priori, en vertu des lois de l'analogie, qu'elle doit exister. Pour expliquer qu'on ne l'ait pas encore remarquée, plusieurs hypothèses se présentent. Tout d'abord, elle pourrait se trouver sur le continent austral, encore assez mal connu. Mais en prenant la carte des points déjà atteints de ce continent, et en déterminant, par une simple construction géométrique, l'espace que le regard humain a pu embrasser à partir de ces points, on voit qu'une hauteur de plus de 8 000 mètres n'aurait pu passer inaperçue – pas plus dans cette région qu'en aucune autre région de la planète.

Cet argument me parut, géographiquement, assez discutable. Mais personne, heureusement, n'y prit garde. Il poursuivit :

» S'agirait-il donc d'une montagne souterraine ? Certaines légendes, qu'on entend raconter surtout en Mongolie et au Tibet, font allusion à un monde souterrain, séjour du « Roi du Monde », et où, comme une graine impérissable, se conserve la connaissance traditionnelle. Mais ce séjour ne répond pas à la seconde condition d'existence du Mont Analogue ; il ne pourrait pas offrir un milieu biologique suffisamment voisin de notre milieu biologique ordinaire ; et même si ce monde souterrain existe, il est probable qu'il se trouve précisément dans les flancs du Mont Analogue. Toutes les hypothèses de ce genre étant inadmissibles, nous sommes amenés à poser le problème autrement. Le territoire cherché doit pouvoir exister en une région quelconque de la surface de la planète ; il faut donc étudier sous quelles conditions il se trouve être inaccessible, non seulement aux navires, avions ou autres véhicules, mais même au regard. Je veux dire qu'il pourrait très bien, théoriquement, exister au milieu de cette table, sans que nous en ayons la moindre notion.

» Pour me faire comprendre, je me permettrai de vous donner une image analogique de ce qui doit être.

Il alla, dans la pièce voisine, chercher une assiette qu'il posa sur la table, et où il versa de l'huile. Il déchira un morceau de papier en tout petits fragments qu'il jeta à la surface du liquide.

– J'ai pris de l'huile, parce que ce liquide, très visqueux, sera plus démonstratif que l'eau, par exemple. Cette surface huileuse est la surface de notre planète. Ce bout de papier, un continent. Ce morceau plus petit, un bateau. Avec la pointe de cette fine aiguille, je pousse délicatement le bateau vers le continent ; vous voyez que je n'arrive pas à le faire aborder. Parvenu à quelques millimètres du rivage, il semble être repoussé par un cercle d'huile qui entoure le continent. Bien entendu, en poussant un peu plus fort, j'arrive à aborder. Mais si la tension superficielle du liquide était assez grande, vous verriez mon bateau contourner le continent sans jamais le toucher. Supposez maintenant que cette invisible structure de l'huile autour du continent repousse non seulement les corps dits « matériels », mais aussi les rayons lumineux. Le navigateur qui se trouve sur le bateau va contourner le continent non seulement sans le toucher, mais même sans le voir.

» Cette analogie est maintenant trop grossière ; laissons-la. Vous savez, d'autre part, qu'un corps quelconque exerce, en fait, une action répulsive de ce genre sur les rayons lumineux qui passent près de lui. Le fait, prévu théoriquement par Einstein, a été vérifié par les astronomes Eddington et Cromme-lin, le 30 mai 1919, à l'occasion d'une éclipse du soleil ; ils ont constaté qu'une étoile pourrait être encore visible alors qu'elle se trouverait déjà, par rapport à nous, derrière le disque solaire. Cette déviation, sans doute, est minime. Mais n'existerait-il pas des substances, encore inconnues – inconnues, d'ailleurs, pour cette raison même – capables de créer autour d'elles une courbure de l'espace beaucoup plus forte ? Cela doit être, car c'est la seule explication possible de l'ignorance où l'humanité est restée jusqu'à présent de l'existence du Mont Analogue.

» Voici donc ce que j'ai établi, simplement en éliminant toutes les hypothèses insoutenables.