Je pensais à mon ami Watts, qui tient la maison. C’est un vieil ami à moi, voyez-vous ? et qui m’a rendu un grand service l’année passée. Et je me demande, à présent, si je dois, en conscience, encombrer un aussi brave homme d’un client tel que vous, qui risque de l’assommer avec ses explications. Oui, je me demande si ce serait bien de ma part ? ajouta M. Chandler, avec tout le ton d’un homme que tourmente un grave scrupule de conscience.

– Écoutez ce que je vais vous dire, mon ami ! fit le vieillard. Vous avez eu l’obligeance de me prendre gratuitement dans votre voiture ; mais cela ne vous donne pas le droit de me parler sur ce ton ! Tenez, voici un shilling pour votre peine ! Et puis, si vous ne voulez pas me conduire aux Armes de Tregonwell, j’irai à pied jusque-là, voilà, tout !

La vigueur de cette apostrophe intimida M. Chandler. Il murmura quelque chose qui ressemblait à une excuse, retourna le shilling entre ses doigts, engagea sa voiture, en silence, dans une ruelle tournante, puis dans d’autres, et s’arrêta enfin devant les fenêtres vivement éclairées d’une auberge. De son siège, il appela : Watts !

– C’est vous, Jem ? cria une voix amicale, du fond de l’écurie. Entrez, mon vieux, et venez vous chauffer !

– Oh ! merci ! répondit le camionneur. Je m’arrête seulement une minute, au passage, pour faire descendre un vieux monsieur qui veut dîner et se loger. Mais, vous savez, prenez garde à lui ! Il est pire qu’un membre de la Ligue anti-alcoolique !

M. Finsbury eut quelque peine à descendre ; car la longue immobilité, sur le siège, l’avait engourdi, et puis il ressentait encore la secousse de la catastrophe. L’amical M. Watts, malgré l’avertissement du camionneur, le reçut avec une courtoisie parfaite, et le fit entrer dans la petite salle du fond, où il y avait un excellent feu dans la cheminée. Bientôt, une table fut servie, dans cette même salle, et le vieillard fut invité à s’asseoir devant une volaille étuvée – qui paraissait l’avoir attendu depuis plusieurs jours – et un grand pot d’ale fraîchement tirée du tonneau.

Ce souper lui rendit toute sa verdeur : de telle sorte que, lorsqu’il eut achevé de se régaler, il alla s’installer plus près du feu, et se mit à examiner les personnes assises aux tables voisines. Il y avait là une dizaine de buveurs, d’âge mûr pour la plupart, et – Joseph Finsbury eut une véritable satisfaction à le constater – appartenant tous à la classe ouvrière. Souvent déjà le vieux conférencier avait eu l’occasion de constater deux des traits les plus constants du caractère des hommes de cette classe, à savoir leur appétit pour de menus faits sans lien, et leur culte par les raisonnements en l’air. Aussi notre ami résolut-il aussitôt de s’offrir encore, avant la fin de cette mémorable journée, la saine jouissance d’une allocution. Il tira ses lunettes de leur étui, les affermit sur son nez, prit dans sa poche une liasse de papiers et les répandit, devant lui, sur une table. Il les déplia, les aplanit d’un geste complaisant. Tantôt il les soulevait jusqu’à la hauteur de son nez, évidemment ravi de leur contenu ; tantôt, les sourcils froncés, il paraissait absorbé dans l’étude de quelque détail important. Un coup d’œil furtif dans la salle lui suffit pour s’assurer du succès de sa manœuvre : tous les yeux étaient tournés vers lui ; les bouches béaient, les pipes reposaient sur les tables ; les oiseaux se trouvaient charmés. Et, au même moment, l’entrée de M. Watts vint fournir à l’orateur la matière de son exorde :

– J’observe, monsieur, dit-il en s’adressant à l’aubergiste, mais avec un regard encourageant pour le reste de l’auditoire, comme s’il avait voulu faire entendre que chacun était le bienvenu dans sa confidence, – j’observe que quelques-uns de ces messieurs me considèrent avec curiosité ; et c’est, en effet, chose peu commune de voir un homme s’occuper à des recherches intellectuelles dans la salle publique d’une taverne. Mais je n’ai pu m’empêcher de relire certains calculs que j’ai faits, ce matin même, sur le prix moyen de la vie dans ce pays-ci et dans d’autres pays : un sujet (ai-je besoin de le dire ?) particulièrement intéressant pour des représentants des classes laborieuses. Oui, j’ai calculé d’après une échelle de revenus allant de quatre-vingts à deux cent quarante livres par an. Le revenu de quatre-vingts livres n’a pas été sans m’embarrasser très longtemps ; et, maintenant encore, mes chiffres, en ce qui le touche, comportent une légère part d’aléa ; car les différents modes du blanchissage, par exemple, suffisent pour créer de sérieuses différences dans les frais généraux. Au reste, je vais vous demander la permission de vous lire le résultat de mes recherches ; et j’espère que vous ne vous ferez pas scrupule de me signaler les menues erreurs que j’aurai pu commettre, soit par insuffisance d’information ou par négligence. Je débuterai, messieurs, par le revenu de quatre-vingts livres !

Sur quoi le vieillard, avec moins de pitié pour ces pauvres diables qu’il en aurait eu pour des animaux, s’épancha de ses fastidieuses et ineptes statistiques.