Il donnait, de chaque revenu, neuf versions successives, transportant tour à tour son personnage imaginaire à Londres, Paris, Bagdad, Spitzbergen, Bassorah, Cork, Cincinnati, Tokio, et Nijni-Novgorod. Et l’on ne s’étonnera pas d’apprendre que, aujourd’hui encore, ses auditeurs de Southampton se rappellent cette soirée comme la plus mortellement ennuyeuse de toute leur vie.

Longtemps avant que M. Finsbury fût parvenu jusqu’à Nijni-Novgorod en compagnie d’un homme absolument fictif possédant un revenu de cent livres, tout son auditoire s’était éclipsé discrètement, à l’exception de deux vieux ivrognes et de M. Watts, ce dernier supportant son ennui avec un courage admirable. À tout instant, de nouveaux clients entraient dans la salle, mais, sitôt servis, se hâtaient d’avaler leur liqueur, et repartaient au plus vite vers une autre taverne.

M. Watts fut seul à savoir ce que pouvait être, à Bagdad, la vie d’un homme jouissant d’un revenu de deux cent quarante livres. Et à peine cette entité venait-elle de transporter sa vie imaginaire à Bassorah, que l’aubergiste lui-même, malgré tout son courage, dut quitter la salle.

M. Finsbury dormit profondément, après les multiples fatigues de sa journée. Il se leva le lendemain vers dix heures et, s’étant encore muni d’un excellent déjeuner, demanda au domestique de lui apporter sa note. C’est alors qu’il s’aperçut d’une vérité dont bien d’autres que lui se sont aperçus : il découvrit que demander sa note et payer cette même note étaient deux choses différentes. Les détails de la note étaient d’ailleurs extrêmement modérés, et l’ensemble ne s’élevait qu’à cinq ou six shillings. Mais le vieillard eut beau scruter avec le plus grand soin le contenu de ses poches : le total de sa fortune présente, en espèces du moins, ne dépassait pas un shilling et neuf pence. Il pria qu’on lui fit venir M. Watts.

– Voici, dit-il à l’aubergiste, un chèque de huit cents livres, payable à Londres ! Je crains de ne pas pouvoir en toucher le montant avant un jour ou deux, à moins que vous ne puissiez me l’escompter vous-même !

M. Watts prit le chèque, le tourna et le retourna, le palpa entre ses doigts :

– Vous dites que vous aurez à attendre un jour ou deux ? fit-il enfin. Vous n’avez pas d’autre argent ?

– Un peu de monnaie ! répondit Joseph. À peine quelques shillings !

– En ce cas, vous pourrez m’envoyer le montant de ma note. Je m’en remets à vous !

– Pour vous parler franchement, poursuivit le vieillard, je suis assez tenté de prolonger mon séjour ici. J’ai besoin d’argent pour continuer mon voyage.

– Si un prêt de dix shillings peut vous aider, je les tiens à votre service ! reprit M. Watts avec empressement.

– Non, merci ! dit Joseph. Je crois que je vais plutôt rester quelques jours chez vous, et me faire escompter mon billet avant de repartir.

– Vous ne resterez pas un jour de plus dans ma maison ! s’écria M. Watts. C’est la dernière fois que vous aurez eu un lit aux Armes de Tregonwell !

– J’entends rester chez vous ! répliqua M. Finsbury. Les lois de mon pays me donnent le droit de rester. Faites-moi sortir de force, si vous l’osez !

– Alors, payez votre note ! dit M. Watts.

– Prenez ceci ! cria le vieillard, lui fourrant en main le chèque négociable.

– Ce n’est pas de l’argent légal ! répondit M. Watts. Vous allez sortir de chez moi, et tout de suite !

– Je ne saurais vous donner une idée du mépris que vous m’inspirez, monsieur Watts ! reprit le vieillard, comprenant qu’il devait se résigner aux circonstances. Mais, dans ces conditions, je vous préviens que je me refuse à payer votre note !

– Peu m’importe ma note ! répondit M.