Earnscliff le remarquait à part soi en écoutant Hobbie. Ils continuèrent à causer de la sorte jusqu’à ce qu’ils arrivassent en vue de la colonne qui donne son nom à la plaine.

– En vérité, dit alors le fermier, voilà encore cette créature qui se traîne là-bas. Mais il est grand jour, vous avez votre fusil, j’ai mon grand coutelas, et je crois que nous pouvons nous approcher sans trop de danger.

– Très certainement, répondit Earnscliff ; mais, au nom du ciel ! que peut-il faire là ?

– On dirait qu’il construit un mur avec toutes ces pierres, ou toutes ces oies, comme on les appelle. Voilà qui passe ce que j’ai jamais ouï dire.

En approchant davantage, Earnscliff reconnut que la conjecture de son compagnon n’était pas invraisemblable. L’être mystérieux qu’ils avaient vu la veille semblait employer toutes ses forces à ramasser les pierres éparses, et à les placer les unes sur les autres, de manière à former un petit enclos. Il ne manquait pas de matériaux, mais son travail n’était pas facile, et l’on avait peine à comprendre qu’il eût pu remuer les pierres énormes qui servaient de fondements à son édifice. Quand les deux jeunes gens arrivèrent à peu de distance de lui, il s’occupait à en placer une très lourde, et il y mettait tant d’attention, qu’il ne les vit pas s’approcher. Il montrait en traînant la pierre, en la levant, et en la plaçant suivant le plan qu’il avait conçu, une force et une adresse qui s’accordaient peu avec sa taille et sa difformité. En effet, à en juger par les obstacles qu’il avait déjà surmontés, il devait avoir la force d’un Hercule, puisque quelques-unes des pierres qu’il avait transportées n’auraient pu l’être que par deux hommes. Aussi Hobbie en revint-il à sa première opinion.

– Il faut que ce soit l’esprit d’un maçon, dit-il : voyez comme il manie ces grosses pierres. Si c’est un homme, après tout, je voudrais savoir combien il prendrait par toise pour construire un mur de digue. On aurait bien besoin d’en avoir un entre Cringlehope et les Shaws. Brave homme, ajouta-t-il en élevant la voix, vous faites là un ouvrage pénible.

L’être auquel il s’adressait se tourna de son côté en jetant sur lui des regards égarés, et ce changement de posture le montra dans toute sa difformité. Sa tête était d’une grosseur peu commune ; ses cheveux crépus étaient en partie blanchis par l’âge ; d’épais sourcils, qui se joignaient ensemble, couvraient de petits yeux noirs et perçants qui, enfoncés dans leurs orbites, roulaient d’un air farouche, et semblaient indiquer l’aliénation d’esprit. Ses traits étaient durs et sauvages, sa physionomie avait cette expression particulière qu’on remarque si souvent dans les personnes contrefaites, avec ce caractère lourd et dur qu’un peintre donnerait aux géants des vieux romans. Son corps, large et carré comme celui d’un homme de moyenne taille, était porté sur deux énormes pieds ; mais la nature semblait avoir oublié les jambes et les cuisses, car elles étaient si courtes que son vêtement les cachait complètement. Ses bras, d’une longueur démesurée, se terminaient par deux mains larges, musclées et horriblement velues. On eût dit que dans un de ses caprices la nature avait d’abord destiné les membres de cet être extraordinaire à la création d’un géant, pour les rattacher ensuite à la personne d’un nain. Son habit, espèce de tunique d’un gros drap brun, ressemblait au froc d’un moine, et il était assujetti sur son corps par une ceinture de cuir ; enfin sa tête était couverte d’un bonnet de peau de blaireau ou de toute autre fourrure, qui ajoutait à l’aspect grotesque de son extérieur et couvrait en partie son visage, dont l’expression habituelle était celle d’une sombre et farouche misanthropie.

Comme il regardait en silence les deux jeunes gens, d’un air d’humeur et de mécontentement, Earnscliff, afin de l’adoucir, lui dit : – Vous vous êtes donné une tâche fatigante, mon cher ami ; permettez-nous de vous aider ; et, réunissant leurs efforts, Elliot et lui placèrent une pierre sur le mur commencé. Pendant ce temps, le Nain les regardait de l’air d’un maître qui inspecte ses ouvriers, et témoignait par ses gestes combien il s’impatientait de leur lenteur. Celle-ci posée, il leur en montra une seconde, puis une troisième, puis une quatrième, paraissant choisir avec un malin plaisir les plus lourdes et les plus éloignées ; mais lorsque le déraisonnable Nain leur en désigna une cinquième, plus difficile encore à remuer que les précédentes : – Oh ! ma foi, l’ami, dit Elliot, Earnscliff fera ce qu’il lui plaira ; car, que vous soyez un homme, ou tout ce qu’il peut y avoir de pire, le diable me torde les doigts si je m’éreinte plus longtemps comme un manœuvre, sans recevoir tant seulement un remerciement pour nos peines.

– Un remerciement ! s’écria le Nain en le regardant de l’air du plus profond mépris ; recevez-en mille, et puissent-ils vous être aussi utiles que ceux qui m’ont été prodigués, que ceux que les reptiles qu’on nomme des hommes se sont jamais adressés ! Allons ! travaillez, ou partez.

– Voilà une belle récompense, Earnscliff, pour avoir bâti un tabernacle pour le diable, et peut-être compromis nos âmes par-dessus le marché.

– Notre présence paraît le contrarier, répondit Earnscliff ; retirons-nous, nous ferons mieux de lui envoyer quelque nourriture.

En effet, de retour à Heugh-Foot, ils chargèrent un domestique de porter au Nain un panier de provisions. Cet homme le trouva toujours occupé de son travail ; mais, imbu des préjugés du pays, il n’osa ni s’approcher de lui, ni lui parler, et déposa son panier sur une des pierres les plus éloignées, le laissant à la disposition du misanthrope.

Le Nain continua ses travaux avec une activité qui paraissait presque surnaturelle ; il faisait en un jour plus d’ouvrage que deux hommes ensemble ; et les murs qu’il élevait prirent bientôt l’apparence d’une hutte qui, quoique très étroite et composée seulement de pierres et de terre, sans mortier, offrait, à cause de la grosseur peu commune des pierres employées, un air de solidité très rare dans des cabanes si petites et d’une construction si grossière. Earnscliff, qui épiait tous ses mouvements, n’eut pas plus tôt compris son but, qu’il fit porter dans le voisinage du lieu les bois nécessaires pour la toiture, et il se proposait même d’y envoyer des ouvriers le jour suivant. Mais le Nain ne lui en laissa pas le loisir ; il passa la nuit à l’ouvrage, et fit si bien que, dès le lendemain matin, la charpente était en place ; il s’occupa ensuite à couper des joncs et à en couvrir sa demeure, ce qu’il exécuta avec une adresse surprenante.

Voyant que cet être bizarre ne voulait recevoir d’aide que le secours accidentel d’un passant, Earnscliff se contenta de faire porter dans son voisinage les matériaux et les outils qu’il jugeait pouvoir lui être utiles. Le solitaire s’en servait avec talent. Il construisit une porte et une fenêtre, se fit un lit en planches, et à mesure que ses travaux avançaient, son humeur semblait devenir moins irascible. Enfin, il songea à se fermer d’un enclos, dans lequel il transporta du terreau, et travailla si bien le sol qu’il se forma un petit jardin. On supposera naturellement, comme nous l’avons fait entendre, que plus d’une fois le Nain reçut l’aide des gens qui par hasard traversaient la plaine, et de ceux que la curiosité portait à lui rendre visite : il était en effet impossible de voir une créature humaine si peu propre en apparence à un travail si rude et si constant, sans s’arrêter pendant quelques minutes pour l’aider. Mais comme aucun d’eux ne savait jusqu’à quel point avait été porté le secours des autres, le rapide progrès de la tâche journalière ne perdait rien de son merveilleux. La solidité compacte de la cabane, construite en si peu de temps et par un tel personnage, l’adresse supérieure du Nain dans le maniement de ses outils, son talent dans tous les arts mécaniques et autres, éveillèrent les soupçons.