Il est une belle dame qui, à moins qu’elle ne devienne enfant docile, fera dans peu, bon gré mal gré, le voyage des grandes Indes. J’ai envie de faire partir Grace avec elle. C’est une bonne fille, après tout. Quel crève-cœur pour Hobbie, quand ce matin à son retour il ne trouvera ni maison ni fiancée !

– Et tu n’as aucune pitié de lui ?

– Aurait-il pitié de moi, s’il me voyait gravir la colline du château à Jeddart[45] ? C’est la pauvre fille que je plains. Pour lui, il en prendra une autre. Eh bien, Elshie, que dites-vous de cet exploit, vous qui aimez à entendre raconter ?

– L’air, l’océan, le feu, dit le Nain en se parlant à lui-même, les tremblements de terre, les tempêtes, les volcans, ne sont rien auprès de la rage de l’homme ; et qu’est-ce que ce bandit, si ce n’est un homme plus habile qu’un autre à remplir le but de son existence ?

– Écoute-moi, misérable, tu vas aller où je t’ai envoyé une fois.

– Chez l’intendant ?

– Oui ; tu lui diras qu’Elshender le Reclus lui ordonne de te donner de l’or. Mais rends la liberté à cette fille, renvoie-la dans sa famille ; qu’elle n’ait à se plaindre d’aucune insulte ; fais-lui seulement jurer de ne pas découvrir ton crime.

– Jurer ! Et si elle ne tient pas son serment ? les femmes n’ont pas une trop bonne réputation sur cet article. Un homme comme vous doit savoir cela. Aucune insulte, dites-vous ? Qui sait ce qui peut lui arriver, si elle reste longtemps avec Tinning-Beck ! Charly Cheat-the-Woody est un brave luron. Mais si vingt pièces d’or m’étaient comptées, je crois pouvoir promettre qu’elle serait rendue à sa famille dans les vingt-quatre heures.

Le Nain tira de sa poche un petit portefeuille, écrivit une ou deux lignes, déchira le feuillet et le remit au brigand : – Tiens, lui dit-il en le regardant d’un air de menace, niais ne songe pas à me tromper ! si tu n’exécutes pas ponctuellement mes ordres, ta vie m’en répondra.

– Je sais que vous avez du pouvoir, Elshie, n’importe d’où il vienne, dit le bandit en baissant les yeux ; vous avez une prévoyance et un savoir de médecin qui vous servent à merveille, et l’argent pleut à votre commandement comme les fruits du grand frêne de Castleton dans une gelée d’octobre : je ne vous désobéirai pas.

– Pars donc, et délivre-moi de ton odieuse présence.

Le brigand donna un coup d’éperon à son cheval, et disparut sans répliquer.

Cependant Hobbie continuait sa route avec cette sorte d’inquiétude vague qu’on appelle un mauvais pressentiment. Avant d’avoir gravi la hauteur d’où il pouvait voir la maison, il aperçut sa nourrice, personnage qui était alors d’une grande importance en Écosse, tant dans la haute classe que dans la moyenne, car on regardait la liaison établie entre la nourrice et le nourrisson comme trop intime pour être rompue, et il arrivait très fréquemment qu’elle finissait par être admise dans la famille, où on la chargeait d’une partie des soins domestiques.

– Qu’est-ce donc qui a pu faire venir si loin la vieille nourrice ? se demanda Hobbie dès qu’il eut reconnu Annaple. Jamais elle ne s’éloigne de la ferme à plus d’une portée de fusil. Vient-elle m’annoncer quelque malheur ? Les paroles du vieux sorcier ne peuvent pas me sortir de la tête. Ah ! Killbuck, mon garçon ! prendre une chèvre pour un daim, et justement la chèvre d’Elshie !

Annaple, le désespoir sur la figure, était arrivée près de lui ; saisissant son cheval par la bride, elle resta quelques instants sans pouvoir s’exprimer, tandis que Hobbie, ne sachant à quoi il devait s’attendre, n’osait l’interroger. – Mon cher enfant, s’écria-t-elle enfin, arrêtez !... n’allez pas plus loin !... c’est un spectacle qui vous fera mourir.

– Au nom du ciel, Annaple, expliquez-vous ! que voulez-vous dire ?

– Hélas ! mon enfant, tout est perdu, brûlé, pillé, saccagé ! Votre jeune cœur se briserait, mon enfant, si vous voyiez ce que mes vieux yeux ont vu ce matin.

– Et qui a osé faire cela ? Lâchez ma bride, Annaple, lâchez-la donc ! Où est ma mère ? où sont mes sœurs ? où est Grace ? Ah ! le sorcier ! j’entends encore ses paroles tinter à mon oreille.

Il pressa son cheval, et, ayant atteint le sommet de la colline, il découvrit le spectacle de désolation dont Annaple l’avait menacé. Des monceaux de cendres et de débris couvraient la place qu’avait occupée sa ferme. Ses granges, qui regorgeaient de grains et de fourrages, ses étables remplies de nombreux troupeaux, tout ce qui formait la richesse d’un cultivateur à cette époque, rien de cela n’existait plus. Hobbie resta comme anéanti. – Je suis ruiné, s’écria-t-il enfin, ruiné sans ressource ! Encore si ce n’était pas à la veille de mon mariage ! Mais je ne suis pas un enfant pour rester là à pleurer. Pourvu que je retrouve Grace, ma mère et mes sœurs bien portantes ! Eh bien, je ferai comme mon grand-père, qui alla avec Buccleugh servir en Flandre. Allons, je ne perdrai pas courage, ce serait le faire perdre à ces pauvres femmes.

Il s’avança avec fermeté vers le lieu du désastre, dans le dessein de porter à sa famille les consolations dont il avait besoin lui-même. Les habitants du voisinage, ceux surtout qui portaient son nom, s’y étaient déjà rassemblés. Les plus jeunes s’étaient armés, et ne respiraient que vengeance, quoiqu’ils ne sussent sur qui la faire tomber ; les plus âgés s’occupaient des moyens de secourir la malheureuse famille, à qui la chaumière d’Annaple, située à deux pas de la ferme, servait de refuge, et où chacun s’était empressé d’apporter ce qui pouvait être nécessaire, car on n’avait pu presque rien arracher à la fureur des flammes.

– Eh bien, disait un grand jeune homme, allons-nous rester toute la journée devant les murailles brûlées de la maison de notre parent ? À cheval, et poursuivons les brigands. Qui est-ce qui a un limier capable de nous guider ?

– Le jeune Earnscliff est déjà parti avec six chevaux pour tâcher de les découvrir, dit un second interlocuteur.

– Eh bien, reprit le premier, suivons-le donc, entrons dans le Cumberland ; brûlons, pillons, tuons ! tant pis pour les plus voisins.

– Un moment, jeune homme, dit un vieillard ; voulez-vous exciter la guerre entre deux pays qui sont en paix ?

– Voulez-vous que nous voyions brûler nos maisons sans nous venger ? Est-ce ainsi qu’agissaient nos pères ?

– Je ne vous dis pas, Simon, qu’il ne faut pas nous venger, répondit le vieillard plus prudent, mais, de notre temps, il faut avoir la loi pour soi.

– Je doute, remarqua un autre, qu’il existe encore un homme qui sache les formalités à observer quand il faut poursuivre une vengeance légitime au delà des frontières. Tam de Whitram savait tout cela ; mais il est mort dans le fameux hiver.

– Oui, dit un quatrième, il était de la grande expédition quand on se porta jusqu’à Thirwall, un an après le combat de Philiphaugh[46].

– Bah ! s’écria un autre de ces conseillers de discorde, il ne faut pas être bien savant pour connaître ces formalités. Quand on est sur la frontière, on met une botte de paille enflammée au haut d’une pique ou d’une fourche, on sonne trois fois du cor, on proclame le mot guerre, et alors il est légitime d’entrer en Angleterre pour se remettre, de vive force, en possession de ce qui vous a été pris. Si vous n’en pouvez venir à bout, vous avez le droit de prendre à quelque Anglais l’équivalent de ce que vous avez perdu, mais pas davantage. Voilà la loi ancienne du Border, faite à Dundrennan du temps de Douglas-le-Noir : que le diable emporte qui en doute !

– Eh bien, mes amis, s’écria Simon, à cheval ! nous prendrons avec nous le vieux Cuddy ! il sait le compte des troupeaux et du mobilier perdus ; Hobbie en aura ce soir autant qu’il en avait hier.