Vous êtes un heureux garçon, Hobbie !

Cette observation d’Earnscliff fut accompagnée d’un soupir qui n’échappa pas à l’oreille du jeune fermier. – En tout cas, dit-il, je ne suis pas le seul. Aux courses de Carlisle, j’ai vu plus d’une fois miss Isabelle Vere détourner la tête pour regarder quelqu’un qui passait près d’elle. Qui sait ce qui peut arriver dans ce monde ?

Earnscliff eut l’air de murmurer tout bas une réponse : était-ce pour convenir de ce qu’avançait Hobbie, ou pour le démentir, c’est ce que celui-ci ne put distinguer, et sans doute telle avait été son intention.

Ils avaient déjà dépassé le loaning, et, après un détour au pied de la colline, ils se trouvèrent en face de la ferme où demeurait la famille de Hobbie Elliot. Elle était couverte en chaume, mais d’un abord confortable. De riantes figures étaient déjà à la porte : mais la vue d’un étranger émoussa les railleries qu’on se proposait de décocher contre Hobbie à cause de sa mauvaise chasse. Trois jeunes et jolies filles semblaient se rejeter l’une à l’autre le soin de montrer le chemin à Earnscliff, parce que chacune d’elles aurait voulu s’esquiver pour aller faire un peu de toilette et ne pas paraître devant lui dans le déshabillé du soir, qui n’était destiné que pour les yeux de leur frère.

Cependant Hobbie se permit quelques plaisanteries générales sur ses deux sœurs (Grace n’était plus là) ; et prenant la chandelle des mains d’une de ces coquettes villageoises qui la tenait en minaudant, il introduisit son hôte dans le parloir de la famille, ou plutôt dans la grand-salle ; car le bâtiment ayant été jadis une habitation fortifiée, la pièce où l’on se rassemblait était une chambre voûtée et pavée, humide et sombre sans doute, comparativement aux fermes de nos jours. Cependant, éclairée par un bon feu de tourbe, elle parut à Earnscliff infiniment préférable aux montagnes froides et arides qu’il venait de parcourir. La vénérable maîtresse de la maison, ou la fermière, coiffée avec l’ancien pinner[27], vêtue d’une simple robe serrée, et dont le tissu était d’une laine filée par elle-même, mais portant aussi un large collier d’or et des boucles d’oreilles, était assise au coin de la cheminée, dans son fauteuil d’osier, dirigeant les occupations des jeunes filles et de deux ou trois servantes qui travaillaient à leurs quenouilles derrière leurs maîtresses.

Après avoir fait un bon accueil à Earnscliff, et donné tout bas quelques ordres pour faire une addition au souper ordinaire de la famille, la vieille grand-mère et les sœurs de Hobbie commencèrent leur attaque, qui n’avait été que différée.

– Jenny n’avait pas besoin d’apprêter un si grand feu pour cuire ce que Hobbie a rapporté, dit une des sœurs.

– Non, sans doute, repartit une autre : la poussière de la tourbe, bien soufflée, aurait suffi pour rôtir tout le gibier de notre Hobbie[28].

– Oui, ou le bout de chandelle, si le vent ne l’éteignait pas, ajouta la troisième. Ma foi ! si j’étais que de lui, j’aurais rapporté un corbeau plutôt que de revenir trois fois sans la corne d’un daim pour en faire un cornet.

Hobbie les regardait alternativement en fronçant le sourcil, dont l’augure sinistre était démenti par le sourire de bonne humeur qui se dessinait sur ses lèvres ; et il chercha à les adoucir en annonçant le présent qu’Earnscliff avait promis.

– Dans ma jeunesse, dit la vieille mère, un homme aurait été honteux de sortir une heure avec son fusil sans rapporter au moins un daim de chaque côté de son cheval, comme un coquetier qui porte des veaux au marché.

– C’est pour cela qu’il n’en reste plus, répliqua Hobbie ; je voudrais que vos vieux amis nous en eussent laissé quelques-uns.

– Il y a pourtant des gens qui savent encore trouver du gibier, remarqua la sœur aînée en jetant un coup d’œil sur Earnscliff.

– Eh bien, eh bien, femme, chaque chien n’a-t-il pas son jour ? qu’Earnscliff me pardonne ce vieux proverbe. Il a du bonheur aujourd’hui, une autre fois ce sera mon tour. N’est-il pas bien agréable, après avoir couru les montagnes toute la journée, d’avoir à tenir tête à une demi-douzaine de femmes qui n’ont rien eu à faire que de remuer par-ci par-là leur aiguille ou leur fuseau, surtout quand, en revenant à la maison, on a été effrayé... non, ce n’est pas cela, surpris par des esprits ?

– Effrayé par des esprits ! s’écrièrent toutes les femmes à la fois ; car grand était le respect qu’on portait et qu’on porte peut-être encore dans ces cantons à ces superstitions populaires.

– Effrayé ! non ; c’est surpris que je voulais dire. Et, après tout, il n’y en avait qu’un. N’est-il pas vrai, Earnscliff ? vous l’avez vu comme moi.

Et Hobbie se mit à raconter en détail, à sa manière, mais sans trop d’exagération, ce qui leur était arrivé à Mucklestane-Moor, en disant, pour conclure, qu’il ne pouvait conjecturer ce que ce pouvait être, à moins que ce ne fût ou l’ennemi des hommes en personne, ou un des vieux Peghts[29] qui habitaient le pays au temps jadis.

– Vieux Peght ! s’écria la grand-mère ; non, non, Dieu te préserve de tout mal, mon enfant ! ce n’est pas un Peght que cela. C’est l’Homme brun des marécages[30]. Ô maudits temps que ceux où nous vivons ! Que va-t-il donc arriver à ce malheureux pays, maintenant qu’il est paisible et soumis aux lois ? Jamais il ne paraît que pour annoncer quelque désastre. Feu mon père m’a dit qu’il avait fait une apparition l’année de la bataille de Marston-Moor, une autre fois du temps de Montrose, et une autre la veille de la déroute de Dunbar. De mon temps même, on l’a vu deux heures avant le combat du pont de Bothwell ; et l’on dit encore que le laird de Benarbuck, qui avait le don de seconde vue, s’entretint avec lui quelque temps avant le débarquement du duc d’Argyle ; mais je ne sais comment cela eut lieu : c’était dans l’ouest, loin d’ici. Oh ! mes enfants, il ne revient jamais qu’en des temps de malheur ; gardez-vous bien d’aller le trouver !

Earnscliff prit la parole. Il était convaincu, dit-il, que l’être qu’ils avaient vu était un malheureux privé de raison, et nullement chargé par le ciel ou par l’enfer d’annoncer une guerre ou quelque malheur ; mais il parlait à des oreilles qui ne voulaient pas entendre, et tous se réunirent pour le conjurer de ne pas songer à retourner le lendemain à Mucklestane-Moor.

– Songez donc, mon cher enfant, lui dit la vieille dame, qui étendait son style maternel à tous ceux qui avaient part à sa sollicitude ; songez que vous devez prendre garde à vous plus que personne. La mort sanglante de votre père, les procès et maintes pertes ont fait de grandes brèches à votre maison. Et vous êtes la fleur du troupeau, le fils qui rebâtira l’ancien édifice (si c’est la volonté d’en haut). Vous l’honneur du pays, vous la sauvegarde de ceux qui l’habitent, vous devez moins que personne vous risquer dans de téméraires aventures : car votre race fut toujours une race trop aventureuse, et il lui en a coûté cher.

– Mais bien certainement, mistress Elliot, vous ne voudriez pas que j’eusse peur d’aller dans une plaine ouverte, en plein jour ?

– Et pourquoi non ? Je n’empêcherai jamais ni mes enfants ni mes amis de soutenir une bonne cause, au risque de tout ce qui pourrait leur en arriver ; mais, croyez-en mes cheveux blancs, se jeter dans le péril de gaieté de cœur, c’est agir contre la loi et l’Écriture.

Earnscliff ne répondit rien, car il voyait que ses arguments seraient paroles perdues, et l’arrivée du souper mit fin à la conversation. Miss Grace était entrée peu auparavant, et Hobbie s’était placé à côté d’elle, non sans avoir lancé à Earnscliff un coup d’œil d’intelligence. Un entretien enjoué, auquel la grand-mère prit part avec cette bonne humeur qui sied si bien à la vieillesse, fit reparaître sur les joues des jeunes personnes les roses qu’en avait bannies l’histoire de l’apparition, et à la suite du souper on dansa ou l’on chanta pendant une heure, aussi gaiement que s’il n’eût pas existé d’apparitions dans le monde.

 

 

Chapitre IV

 

Oui, je suis misanthrope, et

    tout le genre humain

Ne mérite à mes yeux que

    haine, que dédain.

Que n’es-tu quelque chien ?

    je t’aimerais peut-être.

Shakespeare, Timon d’Athènes.

 

Le lendemain, après avoir déjeuné, Earnscliff prit congé de ses hôtes, en leur promettant de venir manger sa part de la venaison qui était arrivée de chez lui. Hobbie eut l’air de lui faire ses adieux à la porte, mais quelques minutes après il était à son côté.

– Vous y allez donc, monsieur Patrick ! dit-il, eh bien, malgré tout ce qu’a dit ma mère, que le ciel me confonde si je vous y laisse aller seul ! Mais j’ai pensé qu’il valait mieux vous laisser partir sans rien dire, sauf à vous rejoindre ensuite, afin que ma mère ne se doutât de rien ; car je n’aime pas à la contrarier, et c’est une des dernières recommandations que mon père m’a faites sur son lit de mort.

– Vous faites bien, Hobbie ; elle mérite tous vos égards.

– Oh ! quant à ceci, ma foi ! si elle savait où nous allons, elle serait tourmentée, et autant pour vous que pour moi. Mais croyez-vous que nous ne soyons point imprudents de retourner là-bas ? Vous savez que ni vous ni moi n’y sommes forcés ; vous savez...

– Si je pensais comme vous, Hobbie, peut-être n’irais-je pas plus loin ; mais je ne crois ni aux esprits ni aux sorciers, et je ne veux pas perdre l’occasion de sauver peut-être la vie à un malheureux dont la raison paraît aliénée.

– À la bonne heure, si vous le pensez ainsi, dit Hobbie d’un air de doute ; il est certain pourtant que les fées elles-mêmes, je veux dire les bons voisins[31] (car on dit qu’il ne faut pas les appeler fées), qu’on voyait chaque soir sur les tertres de gazon, sont moins visibles de moitié dans notre temps. Je ne puis dire que j’en ai vu moi-même, mais j’en entendis siffler un dans la bruyère, avec un son tout semblable à celui du courlieu[32]. Mais combien de fois mon père m’a-t-il dit qu’il en avait vu en revenant de la foire, quand il était un peu en train, le brave homme !

C’est ainsi que la superstition se transmet de plus en plus faible d’une génération à l’autre.