Le naufrage
RABINDRANATH TAGORE
LE NAUFRAGE
ROMAN
TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR HENRIETTE MIRABAUD-THORENS
L’ÉTRANGÈRE
GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 1929 pour la traduction française.
Né en 1861 à Calcutta, Rabindranath Tagore fait ses études de droit en Angleterre. De retour en Inde, il se consacre à l’administration de sa propriété familiale. Après la mort de sa femme et de ses enfants, il parcourt le monde, rencontre Henri Bergson et Romain Rolland.
Son recueil de poèmes, L’offrande lyrique, traduit en France par André Gide, est une révélation pour le monde entier. Il reçoit le prix Nobel de poésie en 1913. Sa production littéraire, écrite tantôt en bengali, tantôt en anglais, est très variée : recueils de chants, ouvrages de philosophie et de religion, romans, nouvelles, œuvres dramatiques, ouvrages de critique et de politique…
En 1918, il fonde une université à Calcutta. À la fin de sa vie, il soutient Gandhi dans sa lutte pour l’indépendance de l’Inde. Il meurt au Bengale en 1941.
CHAPITRE PREMIER
Personne ne doutait que Ramesh réussirait à son examen de droit. La Déesse du Savoir, qui veille sur nos Universités, avait toujours, de ses lotus d’or, répandu une pluie de pétales sur lui, sous forme de prix et de récompenses de toutes sortes.
On supposait qu’il rentrerait chez lui après son examen, mais il ne semblait nullement pressé de faire ses malles. Son père lui avait pourtant écrit pour le prier de revenir de suite à la maison, et il avait répondu qu’il partirait sitôt que les résultats du concours seraient connus.
Le fils d’Annada Babou, Jogendra, était l’ami et le camarade d’études de Ramesh, dont il était par surcroît le voisin. Annada Babou appartenait au Brahmo Samaj1 et sa fille Hemnalini s’était présentée récemment au premier baccalauréat. Ramesh était toujours chez eux. On le voyait régulièrement paraître à l’heure du thé, mais cette boisson parfumée n’était évidemment pas l’unique attrait, car on l’eût trouvé là à d’autres heures aussi bien.
Après son bain, Hemnalini avait coutume de sécher ses cheveux en se promenant de long en large sur la terrasse que formait le toit de la maison, tout en lisant. De son côté, Ramesh se tenait aussi, livre en mains, sur le toit de sa demeure, plongé dans son étude solitaire. Certainement c’était là un endroit propice au travail paisible, mais il offrait également pas mal de distractions, comme on le verra en y réfléchissant.
De part ni d’autre on n’avait encore parlé de mariage. Une bonne raison empêchait Annada Babou de soulever cette question, un de ses jeunes amis étant allé achever ses études en Angleterre et le vieux monsieur espérant en faire son gendre quand il reviendrait.
Une vive discussion avait lieu ce jour-là autour de la table du thé. Le jeune Akshay n’était pas brillant dans les examens, mais même ses compagnons les plus capables n’auraient pas réussi à le distancer quand il s’agissait de thés ou d’innocentes réunions mondaines, ce qui fait que lui aussi était fréquemment présent aux goûters d’Hemnalini. Il lui plut de discuter sur l’intelligence masculine, la représentant comme une épée, qui même alors qu’elle est peu affilée devient une arme de défense redoutable, du fait seul de son poids, – tandis que l’esprit de la femme est semblable au canif : aiguisez-le autant qu’il vous plaira, il n’est capable de rien de sérieux… Et d’autres balivernes du même genre sortaient de sa bouche.
Hemnalini écoutait volontiers en silence ces discours présomptueux, mais son frère Jogendra s’étant uni à Akshay pour déprécier la cervelle féminine, Ramesh entra dans la querelle, et, sortant de sa torpeur accoutumée, il se mit à vanter les vertus du beau sexe.
Dans l’ardeur de son féminisme il avait déjà bu trois tasses de thé quand un domestique vint lui remettre une lettre que lui apportait son père. Il la lut rapidement et se leva pour partir. Il lui était pénible de se reconnaître battu au moment le plus palpitant de la discussion… Un chœur de protestations s’éleva, mais il lui fallut expliquer que son père venait d’arriver.
— Va dire au père de Ramesh Babou de venir se rafraîchir avec nous, – dit Hemnalini à Jogendra.
— Ne vous dérangez pas, – interrompit Ramesh à la hâte, – il vaut mieux que j’aille le rejoindre.
Akshay se réjouit intérieurement.
— Son père préférerait sans doute ne rien prendre ici, – observa-t-il, faisant allusion au fait que la famille de Ramesh appartenait à la religion hindoue orthodoxe.
Braja Mohan Babou, le père de Ramesh, accueillit son fils par ces paroles :
— Tu rentreras demain matin avec moi à la maison, par le premier train.
Ramesh se gratta la tête, puis s’informa :
— Qu’y a-t-il donc de si urgent ?
— Rien de particulier, – répliqua Braja Mohan.
Ramesh regardait son père avec des yeux interrogateurs, se demandant pourquoi, si rien d’urgent n’était survenu, il était si pressé de l’emmener ; mais Braja Mohan ne jugea pas à propos de satisfaire tant de curiosité.
Dans la soirée, et tandis que le vieux monsieur était allé rendre visite à ses amis de Calcutta, Ramesh s’assit afin de lui écrire, mais après avoir mis la formule consacrée que l’on emploie pour tout parent très honoré : « Aux pieds de votre lotus sacré », sa plume refusa d’aller plus loin. Il avait beau se dire et se répéter qu’étant lié à Hemnalini par une promesse il serait mal à lui de laisser son père ignorer plus longtemps cet engagement, il avait beau recommencer, en styles variés, brouillon sur brouillon, il n’arrivait à rien et finalement les déchira tous en petits morceaux.
Après le souper, Braja Mohan s’endormit placidement. Ramesh monta sur le toit et se mit à errer mélancoliquement dans tous les sens, comme un esprit, les yeux fixés sur la maison voisine. Ainsi put-il voir, à neuf heures, Akshay se retirer ; à neuf heures et demie, on ferma la porte de la rue ; à dix heures la lampe s’éteignit dans le salon d’Annada Babou, et à dix heures et demie la maison tout entière était plongée dans le sommeil.
Le lendemain matin de bonne heure Ramesh quittait Calcutta, Braja Mohan Babou ne lui ayant laissé aucune chance de manquer son train.
CHAPITRE II
Une fois de retour à la maison, Ramesh apprit qu’une fiancée l’attendait, et que la semaine de ses noces prochaines était déjà fixée. Dans sa jeunesse, Braja Mohan avait vécu de mauvais jours, et c’était à un avocat du nom de Ishan qu’il devait sa prospérité actuelle. Or, cet ami d’enfance était mort jeune, ne laissant que des dettes. Sa veuve et sa fille unique s’étaient ainsi trouvées ruinées. Cette fille, maintenant d’âge à être mariée, était donc celle que Braja Mohan avait choisie pour épouse à Ramesh. Ceux qui voulaient du bien au jeune homme avaient protesté, ne la trouvant point belle, mais Braja Mohan déclarait :
— Je ne vois pas le sens d’une telle remarque ; vous pouvez juger d’une fleur ou d’un papillon sur leur beauté, mais quand il s’agit d’un être humain, il n’en est pas ainsi, et si cette jeune personne devient une aussi bonne épouse que l’a été sa mère, Ramesh aura tout lieu de se féliciter.
Pourtant Ramesh ne se félicitait pas, et il essaya de plusieurs moyens pour échapper à tant de bonheur ; mais rien ne servit à rien, et à la fin il prit son courage à deux mains pour dire à son père :
— Père, je ne puis vraiment pas épouser cette jeune fille, car je me suis engagé à une autre par une promesse formelle.
— Que me racontes-tu là ? Avez-vous célébré régulièrement les fiançailles ?
— Pas régulièrement, mais…
— As-tu parlé à la famille ? tout est-il arrangé ?
— Je n’ai pas positivement parlé, mais…
— Eh bien, si tu n’as rien dit, continue à ne rien dire.
Après un court silence Ramesh sortit son dernier atout :
— Je lui ferais du tort si j’en épousais une autre.
— Tu agirais plus mal encore si tu repoussais celle que je t’ai choisie.
Ramesh n’avait plus qu’à se taire, mais il pouvait encore espérer quelque accident providentiel, qui empêcherait le mariage.
D’après les astrologues, en effet, toute l’année qui suivrait la date choisie pour la cérémonie nuptiale serait néfaste, et Ramesh se disait donc qu’une fois le jour fatal passé, il gagnerait douze bons mois.
La fiancée habitait dans un village éloigné qui n’était accessible que par eau. Même par le plus court, en utilisant les nombreux canaux naturels qui relient entre eux les cours d’eau plus importants, c’était un voyage de trois ou quatre jours. Braja Mohan voulut laisser une grande marge aux imprévus, et il partit, avec sa famille, huit jours avant la cérémonie. Le vent fut tout le long favorable, si bien que lorsqu’on arriva à Simoulghata, il s’en fallait de quatre jours que la date des fêtes fût atteinte.
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