Là il décida de parler de Kamala à Hemnalini avant de se marier, après quoi il expliquerait à Kamala sa situation ; ainsi serait écartée toute possibilité de malentendu. Kamala trouverait en Hemnalini une amie, et certainement elle accepterait de vivre chez eux. S’il restait à Calcutta, cela pouvait provoquer des bavardages, aussi résolut-il de s’aller fixer à Hazaribagh pour y exercer sa profession.
En revenant de sa promenade il entra chez Annada Babou, et rencontra Hemnalini sur l’escalier. En d’autres circonstances, cette rencontre eut été l’occasion d’une causerie amicale, mais cette fois la jeune fille rougit, puis un sourire éclaira son visage comme le premier réveil de l’aurore ; et elle s’enfuit, les yeux baissés.
Ramesh retourna donc chez lui, et se mit à jouer sur l’harmonium l’air qu’elle lui avait enseigné. Mais on ne saurait jouer toute la journée le même air, et il finit par prendre un livre de poésie, pour se rendre compte qu’aucun poème n’était à la hauteur de son enchantement.
Hemnalini pensa elle aussi toute la matinée qu’elle flottait sur les nuages. Le ménage terminé, elle s’assit dans sa chambre et prit son ouvrage. Tous ses traits exprimaient une paix infinie, et le sentiment qu’elle avait trouvé son vrai destin.
Ce fut un peu avant l’heure habituelle que Ramesh planta là poésie et musique pour se rendre chez elle. Hemnalini était généralement prompte à descendre, mais cette après-midi il ne trouva personne dans la salle à manger, ni en haut au salon. Annada Babou descendit le premier et s’assit à table, tandis que Ramesh, nerveux, ne cessait de contempler la porte. Un pas se fit entendre : ce n’était qu’Akshay, qui serra la main de Ramesh le plus cordialement du monde, en lui disant :
— Je viens justement de chez vous.
Ces paroles causèrent à Ramesh un vague malaise. Akshay se prit à rire et continua :
— Il ne faut pas que cela vous effraie, Ramesh Babou ; n’est-il pas naturel que vos amis s’associent à votre bonheur ? J’allais simplement vous féliciter.
Ceci ramena l’attention d’Annada Babou sur l’absence de sa fille. Il l’appela sans en obtenir de réponse, et finit par monter la chercher. On l’entendit crier : « Pourquoi es-tu encore à cette éternelle couture ? Le thé est prêt, et Ramesh et Akshay sont là » ; mais Hemnalini ne montrait aucun empressement à le suivre ; elle aurait voulu qu’il lui fît monter son goûter et prétextait sans doute un travail pressé à finir, car son père la gronda, avec d’abondantes paroles, et il dut en fait la forcer à venir avec lui. Arrivée à la salle à manger elle se rendit droit à sa place et s’absorba dans la distribution des tasses, sans jamais lever son regard sur ses hôtes. Annada Babou s’écria :
— Que fais-tu donc, mon enfant ? Tu me donnes du sucre, quand tu sais fort bien que je n’en prends jamais.
Akshay se mit à ricaner :
— Elle ne peut mettre aucun frein à sa générosité aujourd’hui, et vous verrez que tout à l’heure elle nous distribuera à tous des douceurs.
Ramesh ne pouvait accepter qu’Akshay exerçât son esprit aux dépens de sa bien-aimée, et il décida qu’après le mariage il le rayerait du nombre de leurs amis.
Quelques jours plus tard, les mêmes personnages étaient réunis autour de la même table, quand Akshay insinua :
— Si j’étais vous, Ramesh Babou, je changerais de nom.
Ces traits d’esprit d’Akshay portaient de plus en plus sur les nerfs de Ramesh, qui demanda :
— Pourquoi cela ?
— Voici, dit Akshay en ouvrant un journal, ce que je lis ici : « Un étudiant du nom de Ramesh ayant induit un de ses camarades à le remplacer, a réussi à ses examens grâce à cette supercherie, mais il a été pris à la fin. »
Hemnalini savait que Ramesh n’avait pas la répartie prompte, et, cachant sa réelle indignation sous un ton plaisant, elle remarqua :
— Pour ce qui est de ça, les prisons sont pleines de gens nommés Akshay.
— Voilà qu’elle se fâche ! s’exclama Akshay, je ne voulais que donner un conseil amical, et elle prend la mouche. Maintenant, il me faut raconter toute l’histoire : vous savez que ma petite sœur Sarat va à l’école supérieure ? Elle est venue hier soir, et nous a dit : « Savez-vous que la femme de votre Ramesh Babou est à notre école ? » J’ai demandé à cette petite sotte si elle croyait que notre Ramesh Babou fût le seul Ramesh au monde ; sur quoi elle m’a répondu que de toute façon ce Ramesh était très méchant pour sa femme, exigeant qu’elle reste seule à la pension pendant toute la durée des vacances. Il paraît même que la pauvre créature verse toutes les larmes de son corps. En entendant cette curieuse histoire, je me suis dit que d’autres pourraient faire la même erreur que ma petite sœur.
Annada Babou éclata de rire :
— Vous devenez tout à fait fou, Akshay, déclara-t-il ; pourquoi notre Ramesh changerait-il de nom parce qu’il plaît à un homonyme de laisser son épouse pleurer à l’école ?
Mais Ramesh était devenu très pâle et il sortit brusquement.
— Que vous arrive-t-il, Ramesh Babou ? et où partez-vous ? lui criait Akshay ; vous aurais-je offensé ? Sûrement vous n’avez pas cru que je vous soupçonnais… et il se précipita hors de la pièce, sur les talons de Ramesh.
— Que se passe-t-il donc, au nom du ciel ? s’exclama Annada Babou. Et à son grand étonnement Hemnalini éclata en sanglots ; qu’y a-t-il, Hemnalini ? Et pourquoi pleures-tu ?
— C’est trop méchant de la part d’Akshay Babou, père, d’insulter ainsi un hôte dans notre maison ?
— Mais ce n’était qu’une plaisanterie ! pourquoi prendre les choses au tragique ?
— Je ne puis supporter ce genre de plaisanterie, murmura-t-elle, et elle s’enfuit dans sa chambre.
Depuis son retour à Calcutta, Ramesh n’avait rien négligé pour retrouver trace du mari de Kamala. Il n’avait réussi, à grand-peine, qu’à savoir où était Dhobapoukour, et il avait écrit à l’oncle de Kamala.
Or, la réponse lui parvint le lendemain de l’incident que nous venons de relater. L’oncle écrivait qu’il n’avait rien entendu depuis la catastrophe du mari de sa nièce, Nalinaksha. Nalinaksha avait pratiqué la médecine à Rangpour, et il s’était enquis de lui en cet endroit, mais personne n’avait eu de nouvelles.
Ramesh devait donc bannir complètement de son esprit toute idée de jamais retrouver vivant l’époux de Kamala.
Le même courrier apportait d’autres missives. Ayant appris ses noces prochaines, plusieurs amis le félicitaient ; certains s’invitaient, et d’autres le taquinaient gaiement de les avoir gardés si longtemps dans l’ignorance. Tandis qu’il lisait, un domestique d’Annada Babou entra et lui remit un billet ; il reconnut l’écriture de sa fiancée. Il pensa ; « Elle n’a pu faire autrement que de me soupçonner hier soir, et maintenant elle m’écrit afin de se rassurer elle-même ». Il déchira l’enveloppe ; il n’y avait que quelques mots : « Akshay Babou a été hier de la dernière grossièreté envers vous ; mais pourquoi n’êtes-vous pas venu ce matin ? Je vous ai attendu. À quoi bon se tourmenter de ce que dit ce toqué ? Vous savez bien que je ne prête aucune attention à ce qu’il raconte ? Venez de bonne heure cet après-midi. » Les larmes lui vinrent aux yeux, car il avait lu entre les lignes et compris tout ce qu’avait souffert ce tendre cœur, dans le désir passionné de panser sa propre blessure.
Sans doute il avait résolu de révéler sa position à la jeune fille, mais l’incident de la veille lui rendait la tâche plus difficile. Non seulement il aurait l’air d’un criminel pris en flagrant délit et qui cherche des excuses, mais encore sa révélation semblerait donner raison à Akshay, et cette perspective était par trop humiliante.
Il réfléchit qu’Akshay n’avait pas dû croire qu’il était le mari de l’écolière, car s’il avait eu des soupçons, il ne les aurait pas gardés pour lui si longtemps. Bref, toutes ces considérations l’amenèrent, au lieu de prendre le plus court chemin et de tout avouer dès à présent, à écarter les explications et à tout remettre à plus tard.
Il ouvrit la dernière lettre de son courrier du matin : elle était de la directrice du pensionnat ; elle lui écrivait que Kamala avait pris tellement à cœur sa privation de sortie qu’elle-même jugeait préférable de décliner toute responsabilité, et le samedi, jour où l’institution fermerait ses portes, il devait être prêt à recevoir Kamala chez lui.
Elle rentrerait samedi, et son propre mariage avait lieu le dimanche !…
— Ramesh Babou, il faut vraiment que vous me pardonniez ! souffla Akshay qui, en ces conjonctures, faisait irruption ; si j’avais pu prévoir qu’une pareille stupidité vous offenserait, croyez que je n’aurais rien dit. On en veut généralement à qui dit une vérité, mais dans un cas aussi évidemment idiot, je ne puis comprendre votre dépit.
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