Voici qu’Annada Babou ne fait que me gronder, et quant à Hemnalini, elle refuse de me parler. Je suis allé chez eux ce matin, et elle a quitté la pièce en me voyant venir. Pourquoi tant de rancune ?

— Je ne suis pas en mesure de vous répondre pour le moment ; et je dois vous prier de m’excuser, mais je suis occupé.

— Les préparatifs du mariage, sans doute… Je ne veux pas vous déranger. Adieu.

Sitôt qu’Akshay fut parti, Ramesh se précipita chez Annada Babou. Assise sur le canapé du salon, Hemnalini l’attendait. Son ouvrage était posé sur la table, enveloppé dans un foulard, et l’harmonium était près d’elle. Un faible sourire erra sur ses lèvres, mais il s’évanouit bien vite lorsque Ramesh lui demanda, la voix brève, où était son père. Elle répondit :

— Dans sa chambre. Est-ce lui que vous voulez voir ? Il va descendre.

— Il faut que je lui parle sans délai. Une communication urgente… et il la quitta.

Quelque chose d’urgent ? Devant quoi tout devait céder place ? L’amour même devait attendre ? La brillante journée d’automne semblait soupirer aux portes d’or de son grenier d’abondance, mais Hemnalini s’éloigna de l’harmonium et s’empara de sa couture.

Or, tandis qu’elle comptait ses points, une aiguille invisible traçait son sûr chemin dans son cœur. Ramesh restait longtemps chez son père… et l’amour se fit mendiant.

CHAPITRE XIV

Entrant dans la chambre d’Annada Babou, le jeune homme le trouva somnolent dans son fauteuil, un journal sur la figure. Il toussa. Le vieillard se réveilla en sursaut et tendit le journal au visiteur inattendu, en lui désignant un entrefilet sur la grave épidémie de choléra qui décimait la ville.

Toutefois, Ramesh entra directement au cœur de son sujet :

— Je viens vous prier de bien vouloir remettre le mariage de quelques jours : j’ai d’importantes affaires à régler.

Cette annonce surprenante arracha Annada Babou à la pensée du choléra. Il regarda Ramesh d’un air abasourdi :

— Que me racontez-vous là ? Toutes les invitations sont envoyées.

— Ne pourrait-on écrire aujourd’hui, pour dire que tout est remis au dimanche suivant ?

— Vous me suffoquez, Ramesh. Imaginez-vous bien que vous n’êtes pas ici à votre tribunal où vous pouvez renvoyer les causes à votre bon plaisir. Quelle est cette affaire si importante qui…

— Elle ne peut se remettre.

Annada Babou s’affaissa dans son fauteuil, comme un arbre abattu par la tempête.

— Elle ne peut… Quelle idée folle ! Après tout, faites ce que vous voulez. Expliquez-vous avec les invités. Si quelqu’un me questionne, j’avouerai que je ne suis au courant de rien.

Ramesh fixait le parquet. Le vieux lui demanda :

— Avez-vous appris cette bonne nouvelle à Hemnalini ?

— Pas encore.

— Il faut l’en informer de suite. Il s’agit de son mariage autant que du vôtre.

— J’ai jugé préférable de vous en parler d’abord.

Annada Babou appela sa fille, qui entra bientôt. Il lui dit :

— Ramesh découvre qu’une affaire urgente l’empêche de se marier tout de suite.

Hemnalini pâlit, et ses yeux cherchèrent le visage de son ami. Un voleur pris la main au sac n’eût pas eu l’air plus coupable.

Il n’avait pas prévu que la nouvelle pût être annoncée aussi brusquement à la jeune fille, et ses propres sentiments lui disaient assez ce que la pauvre petite devait éprouver. Mais la flèche une fois lancée ne peut revenir à son point de départ. Il sentit que la flèche avait atteint le cœur fidèle…

Il n’y avait pas moyen de lui adoucir les choses, car les faits étaient là, bien qu’il ne pût les expliquer.

— C’est vous deux que cela concerne, reprenait Annada Babou en se tournant vers sa fille, débrouillez-vous.

Elle leva des yeux dont le regard était semblable au rayon fatigué du soleil couchant sur un nuage de pluie, et quitta la pièce en murmurant :

— Je ne sais rien de tout cela, père.

Annada Babou reprit son journal et fit semblant de lire, mais en réalité il réfléchissait. Ramesh resta assis quelques instants, puis il se leva et sortit, mais il s’arrêta au salon. Quand il pénétra dans la vaste pièce Hemnalini était assise à la fenêtre, regardant le défilé rapide des passants ; toutes les figures étaient joyeuses, à la perspective des fêtes prochaines.

Ramesh hésita à s’approcher, et il resta sur le pas de la porte à la contempler. Les flots de soleil tombaient sur sa joue, sur ses cheveux, et cette image ne devait jamais s’effacer de son souvenir. Tous les détails : courbe délicate du visage, coiffure si artistique, petites boucles sur la nuque, éclat du collier d’or, plis gracieux du sari rejeté sur l’épaule gauche, tout cela se grava de façon indélébile sur son cœur endolori.

Doucement il vint près d’elle. Elle n’y fit point attention, et fixa la rue plus attentivement encore. Il rompit le silence, et sa voix tremblait :

— J’ai quelque chose à vous demander, balbutiait-il.

Elle comprit la peine de son âme, et se tourna vers lui.