Akshay était devenu vert, mais il s’efforçait de sourire :

— Tâchez de rendre un service à vos amis, et vous n’en récolterez qu’ingratitude. Cela prouve assez quelle chose sans prix est l’amitié. Je me considère comme un ami de votre famille, Annada Babou, et il est de mon devoir de vous dire que tout cela me paraît fort louche. Même si vous devez me prendre en grippe et me lancer des injures à la tête, je ne puis rester inactif quand je vois l’un de vous menacé. Je sais que c’est là une faiblesse de ma part… mais après tout, Jogendra revient demain : si, après avoir été mis au courant, il se dit sans inquiétude pour l’avenir de sa sœur, je n’aurai plus qu’à me tenir tranquille.

Annada Babou se rendait compte que le moment était venu de demander à Akshay ce qu’il savait de Ramesh, mais qui ouvre l’antre du mystère est apte à laisser échapper une tornade, et le vieillard était hostile à toute secousse. Il passa sa mauvaise humeur sur l’officieux personnage :

— Vous soupçonnez trop aisément, Akshay. Pourquoi, quand vous n’avez aucune preuve…

Or, Akshay était fort maître de lui, mais tant de rebuffades ayant usé sa patience, il éclata :

— Vous m’accusez toujours des plus vils motifs, Annada Babou ; vous croyez que j’en veux à votre futur gendre, et que je soupçonne un innocent. Je ne suis pas assez instruit pour donner des leçons de philosophie aux jeunes filles, et je ne puis discourir de poésie avec elles. Je suis un être tout ordinaire, et sans aucune prétention, mais je vous ai toujours été dévoué. Bien que je ne puisse, par ailleurs, rivaliser avec Ramesh Babou, je m’enorgueillis de ne jamais vous avoir rien caché de ma vie. Je suis pauvre, et bien capable de vous emprunter quelques sous, mais non de cambrioler votre maison. Demain vous saurez ce que je veux dire.

CHAPITRE XVI

La nuit était tombée et toutes les lettres de renvoi avaient été expédiées. Ramesh se retira de bonne heure dans sa chambre à coucher, mais il ne put dormir. Les pensées galopaient dans sa tête en deux courants opposés, l’un limpide, l’autre trouble et tumultueux, comme au confluent du Gange et de la Joumna. Il était agité, tournait et se retournait, si bien qu’il finit par rejeter ses couvertures et par se lever.

Il alla à la fenêtre et regarda dehors. Un des côtés de la rue était dans l’ombre ; de l’autre, les maisons se dessinaient nettement sous la brillante clarté lunaire. Ramesh était tout plongé dans sa pensée silencieuse. Brisant les liens de son environnement matériel, avec ses incertitudes et ses luttes, l’être intime du jeune homme lui parut flotter dans le cosmos illimité, paisible et éternel.

Il eut la vision de la naissance et de la mort, du labeur et du grand repos, du commencement et de la fin de toutes choses, unissant au rythme ineffable d’une musique céleste l’infini dans lequel ni lumière ni ténèbres n’existent plus, et il put distinguer les deux amours jumeaux de l’homme et de la femme émergeant du scintillement des mondes.

Lentement il monta sur le toit, et tourna ses regards vers la maison d’Annada Babou. Pas un bruit ne troublait la paix des environs, et la lune et les nuages brodaient un dessin sur le mur blanc, au-dessous du toit et autour des portes et des fenêtres. Comme tout cela était beau ! là, dans cette simple demeure, au sein de cette immense cité, un être adorable habitait, en la modeste personne d’une jeune étudiante.

La métropole était remplie de gens comme lui, avocats, étudiants, indigènes, étrangers. Pourquoi lui Ramesh et non un autre avait-il été marqué du sceau de la faveur divine ? Pourquoi était-ce lui qui, debout dans une fenêtre avec cette jeune fille à son côté, sous le doux soleil automnal, avait eu la prescience de la création tout entière flottant sur l’océan sans bornes du mystérieux enchantement ? Quel miracle que celui-là ! miracle qui avait transformé son âme la plus secrète, transformé son univers…

Longtemps il marcha sur le toit ; la lune disparut derrière les maisons et les ténèbres régnèrent, tandis que le firmament brillait encore imperceptiblement du baiser d’adieu de la déesse des nuits.

Ramesh frissonna, et une peur soudaine immobilisa son cœur. Demain, il devrait rentrer dans l’arène. Rien ne troublait la face des cieux. Le silence de la nuit était d’une sérénité infinie, et l’univers entier, avec ses innombrables étoiles, était endormi dans l’éternel repos ; l’homme seul ignore ce sublime abandon, et dans l’adversité comme dans la prospérité, son existence n’est que lutte incessante.

D’un côté, la tranquillité éternelle de l’Infini, de l’autre l’éternel conflit du monde ! comment peuvent-ils exister si près l’un de l’autre ?… obsédé par ce problème insoluble, Ramesh oublia ses propres soucis.

Il regardait l’Amour, au sein de la paix insondable, l’Amour qui lui avait été accordé. Puis il le voyait, cet Amour, blessé au contact des hommes, foulé aux pieds et meurtri par l’immense poussée de la vie.

De ces deux visions, laquelle était réelle, et laquelle était illusoire ?

CHAPITRE XVII

Le lendemain matin Jogendra revint de la campagne. C’était samedi, le dimanche devait avoir lieu le mariage de sa sœur, et cependant, comme il approchait de la maison, aucun signe de fête ne s’offrait à sa vue ; pas même des girandoles à la véranda ; cette demeure était, en somme, toute semblable à ses peu attrayantes voisines.

Il redouta quelque maladie grave, mais comme il entrait en courant, rien ne faisait pressentir non plus un malheur. Son déjeuner l’attendait, et Annada Babou était assis à table, lisant son journal.

— Hem va-t-elle bien ? s’écria le jeune homme.

— À merveille, lui répondit son père.

— Et ce mariage ?

— Il est reporté à la semaine prochaine.

— Pourquoi reporté ?

— Tu le demanderas à ton ami. À nous, il a simplement annoncé qu’il avait une affaire pressante.

Intérieurement, Jogendra maudit la nonchalance paternelle :

— Quand je ne suis pas là, tout va de travers, déclara-t-il ; quelle affaire si pressante pouvait-il bien avoir ? Il est son propre maître, il n’a point de parents. Même en admettant qu’il se soit embarqué dans quelque difficulté, je ne vois pas ce qui l’empêchait de vous le dire ?

— Enfin, il ne s’est pas sauvé ! va donc toi-même t’enquérir.

Jogendra avala une bouchée et fila.

— Voyons, Jogen ! lui cria son père, pourquoi tant de hâte ? Tu n’as rien mangé…

Mais déjà Jogendra était chez Ramesh, et dès l’escalier il criait :

— Ramesh ! Ramesh !

Il ne le trouva pas dans sa chambre, ni dans son cabinet de travail, ni sur le toit, ni même au rez-de-chaussée. Après avoir cherché partout, il aperçut un domestique et lui demanda où était son maître.