Et prépare-toi à une surprise…

CHAPITRE XVIII

Ramesh n’avait pas donné congé de son appartement à Darjjipara, et jamais il n’avait songé à le sous-louer. Il vivait depuis quelque temps dans un monde où les préoccupations pécuniaires tiennent peu de place. Kamala, toutefois, devait trouver un toit où s’abriter à sa sortie de l’école. Il se rendit donc dès le matin de ce jour à Darjjipara, fit balayer les chambres, acheta un tapis et des châles, ainsi que quelques provisions.

Quelques heures s’écoulèrent entre ces divers préparatifs et l’arrivée de la pensionnaire. Il les passa sur un banc de bois, à réfléchir à l’avenir. Jamais il n’était allé à Etawah, mais tous les paysages du nord-ouest se ressemblent, et il n’eut pas de peine à se figurer ce que serait sa maison : un bungalow hors de la ville et au bord de la grand-route. Derrière, une vaste étendue mouchetée de puits, et de ces petites estrades où se tiennent les guetteurs qui doivent empêcher les oiseaux et les bêtes nuisibles de s’engraisser sur les récoltes. On entendrait le gémissement incessant des roues persanes derrière leur attelage de bœufs patients, qui font monter l’eau pour irriguer les prés, et, de temps à autre, une voiture qui ferait tourbillonner la poussière sur la route, et dont les clochettes troubleraient le grand silence de l’air embrasé. Il s’effarait à la perspective des longues après-midi oisives qu’Hemnalini aurait à passer seule dans cette demeure dénudée et stores baissés à cause de la chaleur. Peut-être qu’elle regretterait Calcutta ? Assurément, ce ne serait que pour l’amour de lui qu’elle pourrait supporter une telle existence, et grâce à la présence auprès d’elle de Kamala.

Il décida de ne rien dire à Kamala avant le mariage. Hemnalini saurait alors choisir l’occasion propice pour tout révéler tendrement à la jeune fille sans la blesser. Et ainsi prendrait-elle peu à peu sa place à leur foyer, sans peine et sans scandale.

Le silence de midi était tombé sur la petite rue, car les ouvriers étaient tous partis au travail et les flâneurs se préparaient à la sieste. La fraîcheur de l’hiver tout proche tempérait déjà la chaleur, et l’atmosphère était pleine de la joie des fêtes prochaines. Rien ne distrayait Ramesh de ses projets de doux avenir, et il continuait à les enjoliver de couleurs enchanteresses, quand soudain son rêve fut interrompu par un bruit de roues ; une lourde voiture s’était arrêtée à sa porte ; il devina que c’était l’omnibus du pensionnat qui ramenait Kamala, et son cœur battit plus vite. Comment la recevrait-il ? De quoi lui parlerait-il ? Quelle serait l’attitude de la jeune personne ? Tout ceci ne manquait pas de l’émouvoir… Ses deux domestiques attendaient en bas. Ils montèrent les premiers, portant la malle de Kamala qu’ils déposèrent dans la véranda. La jeune fille les suivait ; elle s’arrêta sur le seuil avant d’entrer, hésitante. Le désir exprimé par Ramesh de la laisser à l’école l’avait beaucoup froissée, et s’ajoutait à leur longue séparation pour la rendre timide. Elle gardait les yeux baissés.

Son apparence fut une surprise pour Ramesh, tant elle lui parut étrangère. Ce peu de mois l’avait transformée. Elle s’était développée comme une jeune plante, son rond visage avait pâli et s’était aminci ; elle était devenue plus distinguée, plus fine, et tous ses mouvements étaient harmonieux. Plus rien ne demeurait de la petite campagnarde qu’il avait connue.

Elle se tenait debout, très droite, la tête nue à demi tournée vers la fenêtre ouverte et le clair soleil qui dorait toute sa personne ; les nattes épaisses qui lui tombaient sur le dos étaient nouées d’un ruban rouge, et le sari safrané était serré autour de son jeune corps. Sa beauté, Ramesh l’avait oubliée ; à présent, avec un éclat nouveau, elle l’impressionnait, et il se trouvait désarmé devant tant de grâce charmante.

Il la fit asseoir. Elle ne parlait pas. Comment aimait-elle l’école ? beaucoup, assura-t-elle brièvement. Il faisait de vains efforts pour briser la glace, quand une idée lui traversa l’esprit :

— Il y a longtemps sans doute que vous n’avez mangé ? ne voulez-vous pas vous rafraîchir ?

— Non, merci ; répondit-elle, j’ai mangé avant de partir.

— Mais il y a des fruits, si vous ne voulez rien d’autre ; des pommes, des grenades et des anones.

Elle secoua la tête, obstinée, et fixa son attention sur les gravures de son livre de lecture anglaise. Un beau visage est comme le bâton du magicien : il attire à lui toute la beauté environnante. Le crépuscule si doux sembla prendre vie et palpiter ; comme le soleil dirige le cours des planètes, ainsi cette enfant parut s’asservir le ciel, la lumière, toutes choses enfin, tandis que sans un mouvement elle restait là, inconsciente et silencieuse, regardant les images d’un livre de classe.

Ramesh sortit pour aller chercher une assiette de pommes et de poires.

— Il semble, dit-il en rentrant, que vous puissiez vivre de rien, mais moi j’ai faim, et je ne puis attendre plus longtemps.

Elle sourit, et l’éclat de ce sourire inattendu dissipa le nuage qui s’était établi entre eux. Prenant un canif il s’empara d’une pomme, mais il n’était adroit en rien, et il parut si ridicule dans sa hâte à peler son fruit que Kamala éclata de rire.

Cette gaieté enchanta Ramesh :

— Vous vous moquez de ma maladresse ? Montrez un peu comment vous vous y prenez ?

Elle quitta ses souliers, prit le canif, s’assit à terre et se mit en devoir de couper la pomme en quartiers. Assis en face d’elle, Ramesh ramassait les tranches dans une assiette.

— Maintenant, vous y devez goûter, – affirma-t-il.