Et sur son refus répété il déclara : alors, moi non plus je n’en mangerai pas.
Ce disant, il prenait un morceau de pomme et le portait à sa bouche, mais il resta la main en l’air, médusé : Jogendra et Akshay se tenaient sur le seuil.
Ce fut Akshay qui le premier parla :
— Excusez-nous, Ramesh Babou ; nous avions cru vous trouver seul. Viens, Jogen ; nous n’aurions pas dû monter sans prévenir Ramesh de notre visite. Allons l’attendre en bas.
Kamala avait laissé choir le couteau et s’était levée brusquement. Les nouveaux venus bloquaient toute sortie, mais Jogendra s’effaça légèrement pour la laisser passer, sans, toutefois, cesser de la regarder ; confuse, elle s’enfuit dans la chambre voisine.
CHAPITRE XIX
— Quelle est cette jeune fille, demanda Jogen ?
— Une parente à moi, lui répondit Ramesh.
— À quel degré de parenté ? Je connais toute ta famille, et n’ai pas souvenir de l’avoir jamais rencontrée.
— Doucement, Jogen, interrompit Akshay, il y a des choses qu’un homme n’aime pas publier.
— Est-ce vraiment un si grand secret, Ramesh ?
— Oui, fit Ramesh qui ne put s’empêcher de rougir, c’est un secret.
— Voilà qui est regrettable, car justement j’ai très envie de le connaître ; si tu n’étais pas fiancé à ma sœur, je ne chercherais pas, crois-le bien, à rien approfondir des diverses ramifications de l’arbre généalogique de ta famille.
— Ce que je puis te dire, dans tous les cas, c’est que j’épouserai Hemnalini avec une conscience fort tranquille, sûr que je suis de ne lui avoir fait tort en rien.
— C’est possible, mais les parents d’Hemnalini pourraient n’être pas du même avis. Je ne te demanderai que ceci : es-tu oui ou non le parent de cette jeune fille, et pourquoi la tiens-tu cachée ici ?
— Te le dire serait dévoiler le secret qu’il me faut garder. Ma parole ne peut-elle te suffire ?
— Son nom n’est-il pas Kamala ?
— Oui.
— Ne l’as-tu pas fait passer pour ta femme ?
— Oui.
— Comment, alors, veux-tu que ta parole me suffise ?
Akshay. – Après tout, cher Jogen, il est des circonstances exceptionnelles où…
Ramesh. – Je ne vous dirai rien de plus, si ce n’est que je ne fais point de tort à Hemnalini en l’épousant malgré de telles apparences. J’ai une excellente raison de ne pas discuter avec vous la personne que vous venez de voir, et quand même vous me soupçonneriez des choses les plus honteuses, je serais un goujat de parler dans ces conditions. Si cela ne devait nuire qu’à mon bonheur, à ma seule réputation, je n’hésiterais pas cependant à m’ouvrir à vous, mais quand l’avenir d’une autre personne est en jeu, je refuse d’aller plus loin.
Jogendra. – As-tu raconté à ma sœur ce que tu nous caches ?
Ramesh. – Pas encore ; je le lui dirai lorsque nous serons mariés. Dès à présent, du reste, si elle le désire.
Jogendra. – Puis-je poser quelques questions à cette personne ?
Ramesh. – Certainement pas ; si tu me crois coupable, prends-t’en à moi, mais Kamala est innocente, et je ne l’exposerai pas à ton interrogatoire.
Jogendra. – Inutile d’interroger plus longtemps qui que ce soit. Nous savons tout ce que nous voulions savoir, et tu nous as donné toutes les preuves qui nous manquaient. Si tu remets les pieds chez nous, je te préviens que ce sera t’exposer à une insulte grave. J’ajouterai encore ceci : je t’interdis d’écrire à ma sœur ou de chercher à la revoir. Si on me demande pourquoi ton mariage avec elle est rompu, je répondrai, sans plus, que c’est parce que j’y ai mis opposition ; mais si tu n’es pas prudent, je dévoilerai ton pot aux roses. Sois bien persuadé que si je garde quelques ménagements ce n’est nullement par sympathie, mais parce que ma sœur est en cause, et aie soin de ne jamais montrer, par signe ou par parole, que tu l’as jamais connue. Je sais trop ce que valent tes promesses pour t’en demander une, mais la honte, ou la crainte de compromettre ton bon renom, te retiendront peut-être.
Akshay. – Voyons, Jogen, voyons… ne vas-tu pas avoir pitié de Ramesh Babou ? Vois donc comme il prend cela avec flegme. Nous ferons mieux de nous en aller…
Ils s’en allèrent, laissant Ramesh écrasé sous le coup qui le frappait, et trop malheureux pour faire même un mouvement. Quand il fut un peu remis il voulut sortir, afin de résoudre en marchant un problème si compliqué, mais il ne pouvait laisser Kamala seule.
Il se rendit dans la pièce voisine et la trouva assise près de la fenêtre ouverte, regardant les passants. Elle lui demanda :
— Qui donc étaient ces gens ? Ils sont venus ce matin à l’école. Que vous demandaient-ils ?
Ramesh eut une exclamation de surprise, mais il répondit simplement :
— Ils voulaient savoir si vous étiez une de mes parentes.
Kamala ne s’était jamais assise aux pieds d’une belle-mère, pour apprendre d’elle à montrer la confusion séante dans certains cas pour une toute jeune femme. Instinctivement pourtant elle rougit aux paroles de Ramesh.
— Je leur ai répondu, poursuivait Ramesh, qu’il n’y avait entre nous aucune espèce de parenté.
Elle considéra ceci comme une plaisanterie qu’elle jugea de fort mauvais goût et qu’elle prit très mal ; elle répondit aigrement :
— Pourquoi dire des bêtises ?
Et Ramesh se demanda alors s’il ne valait pas mieux tout lui avouer, mais elle s’écriait :
— Et voilà maintenant un vilain corbeau qui emporte notre goûter !
Elle courut chercher l’assiette, et revint vers Ramesh en lui demandant :
— N’en prendrez-vous pas davantage ?
Elle avait posé l’assiette devant lui. Certes, il avait perdu tout appétit, mais cette attention le toucha. Il lui offrit à son tour un quartier de la pomme malencontreusement laissée.
— Servez-vous d’abord, insista-t-elle, toute à son rôle d’épouse, qui doit voir son mari rassasié avant de songer à apaiser sa faim.
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