Les nerfs de Ramesh étaient à fleur de peau, et cette illusion de la pauvre enfant faillit le faire fondre en larmes. Il ne put articuler un mot, et se mit à manger. Quand il eut fini il dit :
— Nous partirons ce soir pour la maison.
Le visage de Kamala s’assombrit :
— Je n’en ai pas envie, murmura-t-elle.
— Préféreriez-vous retourner à l’école ?
— Non, non ; ne m’y renvoyez pas ; toutes les élèves me posaient des questions à votre sujet, et cela me gênait horriblement.
— Que leur avez-vous dit ?
— Rien ; elles voulaient savoir pourquoi je devais passer les vacances à l’école…, ce souvenir ouvrait à nouveau une plaie cuisante, et Kamala ne put continuer.
— Pourquoi ne pas leur avoir dit tout simplement que je ne vous étais rien ?
Elle lui jeta un coup d’œil impatient, et répéta :
— Pourquoi dire des bêtises ?
Ramesh ne savait que faire, que devenir. Ce secret se changeait en un ver rongeur. Tourmenté, il se demandait ce que Jogendra dirait à Hemnalini, comment elle prendrait la chose, comment il parviendrait jamais à s’expliquer… Pauvre Hemnalini ! pourrait-il supporter d’être à tout jamais séparé d’elle ? mais c’était là autant de questions auxquelles il était trop accablé pour répondre.
Ce qu’il savait, c’est que ses relations avec Kamala étaient maintenant le sujet principal des conversations de ses amis et de ses ennemis. Il avait fait une grave erreur en la présentant comme sa femme à son retour à Calcutta. Il ne voulut pas y demeurer un jour de plus avec elle.
— Qu’est-ce donc qui vous inquiète ? lui demanda-t-elle, se rendant compte que quelque chose le rendait perplexe ; s’il faut aller chez nous, je vous accompagnerai naturellement.
Qu’elle fut ainsi prête à se soumettre à sa volonté, ce fut pour lui une nouvelle occasion d’angoisse. Il se réfugia dans ses pensées, regardant Kamala sans songer à lui répondre. Elle questionna :
— Dites-moi la vérité : êtes-vous fâché parce que je n’ai pas voulu rester à l’école ?
— À vrai dire, répondit-il, c’est contre moi que je suis fâché. Et avec effort il sortit de lui-même pour la distraire :
— Racontez-moi ce que vous avez appris là-bas ?
Sagement elle obéit, et point par point déploya tout son savoir. Elle essaya d’étonner Ramesh en lui révélant que la terre est ronde. Il se montra sceptique, et voulut savoir comment chose pareille pourrait être possible. Elle ouvrait d’immenses yeux, et affirmait :
— Mais c’est dans mon livre, c’est là que nous l’avons appris.
— Vous m’en direz tant ! dit-il, simulant toujours la surprise ; et dans quel livre, dans quel gros livre avez-vous pu lire cela ?
Elle se fit agressive :
— Ce n’est pas un gros livre, mais il est imprimé ; et d’ailleurs, il y a également des images.
C’était là une preuve qu’on ne pouvait réfuter. Quand elle eut fini de lui raconter tout ce qu’elle avait fait à l’école, elle entreprit de lui parler des pensionnaires, des professeurs, et ce furent mille anecdotes sur la discipline. Les pensées de Ramesh de nouveau s’envolèrent, mais il avait soin d’acquiescer de temps à autre, de saisir la fin d’une phrase pour poser une demi-question. Pourtant, elle s’écria tout à coup, vexée, en se levant :
— Vous ne m’écoutez pas !
— Ne vous fâchez pas, s’excusa-t-il, je ne me sens pas trop bien aujourd’hui.
— Êtes-vous malade ? Qu’est-ce donc ?
— Rien de grave, et cela m’arrive quelquefois ; continuez à me parler.
— N’aimeriez-vous pas voir les gravures de ma géographie ? Elle lui apportait son atlas, qu’elle tenait ouvert sous ses yeux, lui expliquant :
— Les deux cercles que vous voyez là ne font qu’un globe, mais on ne peut jamais voir les deux côtés d’une boule en même temps.
Ramesh parut réfléchir, puis il observa :
— Et il en est de même si un objet est plat.
Et ainsi ils passèrent ce premier soir de vacances…
CHAPITRE XX
Annada Babou priait avec ferveur pour que son fils rapportât de bonnes nouvelles, et que tout malentendu fût enfin éclairci. Il se sentit nerveux quand il vit entrer les deux jeunes gens.
Jogendra. – Ma foi, père, je n’aurais jamais cru que vous laisseriez Ramesh faire ce qu’il a fait. Si j’avais pu prévoir ce qui arriverait, jamais je ne vous l’aurais présenté.
Annada Babou. – Tu m’as souvent dit combien tu serais heureux de voir ta sœur épouser ton ami. Pourquoi, si tu ne le désirais…
— Il va sans dire que je n’ai jamais pensé à l’empêcher, mais enfin…
— Je ne comprends pas ton « mais enfin ». Il fallait suivre la chose, ou l’arrêter ; il n’y avait pas de moyen terme.
— Quoi ! la laisser aller si loin !…
Akshay eut un sourire ingénu :
— Il y a des choses qui trottent d’elles-mêmes ; on n’a pas à les pousser : elles vont et progressent toutes seules. Toutefois, il ne sert de rien de larmoyer quand le lait est répandu, et il vaudrait mieux, je crois, décider de ce qu’il faut faire à présent.
— Avez-vous vu Ramesh ? demanda Annada Babou, avec anxiété.
Jogendra. – Oui, vraiment ; nous l’avons vu au sein de sa famille, et même nous avons vu sa femme.
Annada Babou resta foudroyé. Quand il retrouva un filet de voix, ce fut pour répéter, incrédule :
— Sa femme ?
Jogendra. – En personne.
— Je ne comprends pas bien. La femme de quel Ramesh ?
— Du vôtre ! c’est pour se marier qu’il avait quitté la ville cet été.
— Mais la mort de son père avait mis fin à ce projet ?
— Il était déjà marié quand son père est mort.
Annada Babou se tapait la tête, absolument confondu. Après un peu de temps il reprit :
— Dans ce cas, il ne peut épouser notre Hemnalini !
— Et c’est pourquoi nous disons…
— Dites ce que vous voudrez ; il n’en reste pas moins que tout est prêt pour la noce, et qu’il va falloir tout décommander.
— Pas besoin de rien décommander ; il n’y a qu’une chose à changer, et tout le reste peut rester tel quel, – déclara son fils. Le vieillard en fut sidéré :
— Et quelle est donc cette unique chose que vous changeriez ?
— Il me semble que cela saute aux yeux. Il n’y a qu’à substituer un autre mari ; sans quoi nous n’oserions plus regarder personne en face.
Il regardait Akshay, qui baissa les yeux avec modestie.
Annada Babou.
1 comment