Ramesh se permettait maintenant quelques privautés ; il lui arrivait de surprendre sa femme en arrivant brusquement derrière elle, de lui mettre les mains sur les yeux et de la serrer contre lui. Quand par hasard elle s’endormait, avant le souper, il s’amusait à la réveiller en sursaut, et se faisait ainsi gronder. Un soir, il s’empara en riant de ses longs cheveux, les secoua et dit :
— Tu n’es pas bien coiffée aujourd’hui, Susila.
Elle s’assit sur sa natte et répondit :
— Pourquoi insiste-t-on pour m’appeler Susila ?
Ramesh la regardait avec étonnement, ne comprenant rien à cette question. Elle poursuivit :
— Changer mon nom ne changera pas ma chance : j’ai été malheureuse durant toute mon enfance, et je le serai toute ma vie.
Ramesh sentit son cœur se serrer, et il pâlit : il se rendait compte, soudainement, qu’il y avait là quelque terrible erreur. Il questionna :
— Pourquoi dis-tu que ton destin a été malchanceux ?
— Mon père mourut avant ma naissance, et je n’avais pas six mois que ma mère passait aussi. Je n’ai pas été heureuse chez mon oncle. Un jour, j’ai appris que vous étiez arrivé je ne sais d’où, et que vous me demandiez en mariage. Deux jours après nous étions mariés… et vous savez la suite.
Ramesh retomba sur son coussin. La lune se levait, mais les rayons lui en parurent sans éclat. Il redoutait d’en savoir davantage, et il tâcha de prendre ce qu’il avait entendu pour un rêve. Un chaud vent du sud se mit à souffler doucement, comme un dormeur soupire en s’éveillant. Un coucou attardé lança à la lune ses notes monotones. Du port, tout proche, on entendait les bateliers chanter. Voyant que Ramesh semblait l’oublier, la jeune femme le secoua gentiment :
— Vous dormez ?
— Non, – répondit-il ; mais il n’ajouta pas un autre mot, et ce fut elle qui, paisiblement, s’endormit. Ramesh s’assit et la regarda, mais le Destin n’avait pas écrit son secret sur ce jeune front. Se pouvait-il que tant de grâce dissimulât une tragédie ?
CHAPITRE VI
Ramesh savait à présent que cette inconnue n’était pas sa femme, mais il n’était pas facile de découvrir de qui elle l’était. Il lui demanda un jour insidieusement :
— Qu’avez-vous pensé de moi, lorsque vous m’avez vu pour la première fois le jour du mariage ?
— Je ne vous ai pas vu, – répondit-elle, – je n’ai pas levé les yeux.
— Vous aviez tout de même entendu parler de moi ?
— Je n’ai entendu parler de vous que la veille. Ma tante était si pressée de se débarrasser de moi qu’elle ne m’a même pas dit comment vous vous nommiez.
— À propos, on m’a dit que vous saviez lire et écrire ; montrez-moi si vous savez écrire votre nom sans faire de faute, – et il lui tendait une feuille de papier et un crayon.
— Cette idée ! – s’écria-t-elle, – un nom si facile ! – et elle écrivit en gros caractères : « Srimati2 Kamala Debi. »
— Écrivez maintenant le nom de votre oncle.
Et Kamala écrivit : « Srijukta Tarini Charan Chattopadhyay », puis elle demanda :
— Ai-je fait une faute ?
— Pas une ; à présent, écrivez encore le nom de votre village.
Elle écrivit : « Dhobapoukour ».
C’est par de tels moyens que le jeune homme put grouper certains faits se rapportant à la précédente existence de la jeune fille, mais rien ne l’éclaircit quant au point essentiel de son enquête.
Que fallait-il faire ? Selon toute probabilité le mari avait été noyé. Même s’il pouvait retrouver l’oncle de Kamala, il ne serait pas juste de la lui renvoyer ; et d’ailleurs, la voudrait-il reprendre ? Et quelle réception lui ferait-on si on apprenait qu’elle avait vécu tout ce temps avec un étranger ? Même si son mari vivait encore, il était peu probable qu’il voulût encore d’elle avec de telles apparences. Tout ce que Ramesh ferait ne servirait qu’à la rejeter, sans défense, dans un désert sans issue. Il ne pouvait la garder sans la reconnaître comme sa femme, et pourtant il n’en pouvait faire sa femme. Il n’avait plus qu’à effacer de son cœur la pensée charmante de cette future compagne de sa vie, qu’il s’était dépeinte sous des couleurs exquises…
Il n’était pas possible de rester plus longtemps au village. Il serait plus facile, à Calcutta, de passer inaperçu, et là peut-être il trouverait une solution. Il y emmena donc Kamala, et eut soin de choisir un appartement très éloigné de son ancien quartier.
Kamala était ravie de ce changement, et dès le jour de leur arrivée elle s’installa de préférence à la fenêtre, jamais lasse de surveiller le va-et-vient de la rue. Rien n’apaisait sa curiosité. Leur unique servante jugea que l’intérêt de sa maîtresse pour cette grande rue encombrée était pure folie.
— Qu’y a-t-il au monde de si curieux à cela ? Ne venez-vous pas prendre votre bain ? Il se fait tard… – criait-elle, avec humeur.
Elle travaillait à la journée, rentrant chez elle le soir ; il était impossible de trouver une servante qui consentît à passer la nuit.
Pendant ce temps Ramesh se disait qu’il ne pouvait plus continuer à dormir avec Kamala ; « mais comment cette enfant va-t-elle pouvoir rester seule, la nuit, dans cette maison qu’elle ne connaît pas » ?
La servante partit de suite après le souper. Ramesh montra à Kamala sa chambre, en lui disant :
— Couchez-vous ; je viendrai plus tard, lorsque j’aurai fini ma lecture.
Il ouvrit un livre et fit semblant de lire. Fatiguée, Kamala s’endormit immédiatement.
Ainsi en fut-il de la première nuit. Le lendemain, Ramesh usa encore de subterfuge : l’après-midi avait été brûlante ; il étendit une couverture sur le balcon de la chambre à coucher et s’y installa pour dormir. Longtemps il médita, tout en s’éventant, puis vers minuit il s’assoupit.
Vers deux ou trois heures du matin, il s’éveilla et s’aperçut qu’il n’était plus seul.
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