Je peux ne pas réussir, mais, si je réussis, quel dédain pour Alfred, quand je l'aurai ruiné !
PIERRE : Comme vous êtes bonne !
MARTHE : Je suis juste.
PIERRE : La bonté se moque un peu de la justice.
MARTHE : Que ferait donc votre femme à ma place ?
PIERRE : Je la questionne souvent. « Que ferais-tu ? lui dis-je.
- Ne parlons pas de ça, dit-elle.
- Parlons-en; tout arrive.
- Je ne peux pas croire que ce malheur puisse m'arriver.
- Moi non plus, mais je suppose.
- Tais-toi, dit-elle, tu me tourmentes.
- Ma chère petite, lui dis-je, il est impossible que tu n'aies pas tes idées sur l'adultère, une théorie comme toutes les femmes. Tu y penses quelquefois.
- Jamais, dit-elle.
– Penses-y donc un instant, réfléchis une minute et réponds: c'est pour rire. Si je te trompais, que ferais-tu ?
- J'aurais beaucoup de chagrin.
- Je l'espère bien. D'ailleurs, j'en aurais peut-être plus que toi. Mais après ? te vengerais-tu ? me pardonnerais-tu ? Que ferais-tu ?
- Rien, rien. » Et, si j'insiste encore, elle se met d'avance à pleurer.
MARTHE : C'est ce que vous appelez de la bonté ?
PIERRE : C'est ce que toutes les femmes qui en sont incapables appellent de la bêtise.
MARTHE : Mais, mon ami, quand on a une femme comme la vôtre, on reste chez soi.
Elle s'éloigne
PIERRE : C'est ce que je fais, depuis douze ans. Bonsoir !
MARTHE (avec simplicité) : Oh ! pardon ! Bonsoir.
PIERRE : Naturellement, bonsoir ! Puisque vous êtes la plus heureuse des femmes, et moi le plus heureux des hommes, puisque l'union de nos ménages est indéchirable, que faisons-nous là, tous les deux, à dix heures passées, tandis que ma femme veille et que votre mari dort ? Ça ne vaut rien au bonheur de se coucher si tard. Allez le rejoindre ! Je vais la retrouver.
MARTHE : Allons.
PIERRE : Car il est inexplicable, notre faible pour ce sujet de conversation. Dès que nous sommes seuls, dans ce salon, dans le jardin, ou à la promenade, tout à coup votre œil s'anime et je sens que je vais briller : « Que pensez-vous de l'amour ? »
MARTHE : « Avez-vous un amant ? »
PIERRE : « Aurez-vous bientôt une maîtresse ? Où la mettrez-vous ? » C'est notre petit jeu préféré.
MARTHE : Il est innocent, puisqu'il se termine chaque fois par le double éloge de votre femme et de mon mari.
PIERRE : Mais pourquoi parlons-nous d'autre chose en leur présence ?
MARTHE : On ne parle bien de ces choses-là qu'à deux.
PIERRE : Mais alors, madame, c'est à votre mari qu'il faut en parler. Et je vous en défie. Vous ne tarderiez guère à bâiller. Pourquoi ?
MARTHE : Parce qu'Alfred peut m'aimer sans me parler d'amour. C'est un passionné qui serre les dents. Il déteste ce genre de conversation. Il le trouve stupide. Il prétend qu'on n'y dit que des sottises.
PIERRE : Les imbéciles, mais vous et moi ?
MARTHE : Nous sommes les deux personnes les plus spirituelles que nous connaissions.
PIERRE : Et n'est-ce pas que vous prenez plaisir à nos bavardages ?
MARTHE : Oui, je l'avoue.
Ils sont assis.
PIERRE : Un plaisir que vous ne devez pas à votre mari que vous aimez, et que vous me devez, à moi que vous n'aimez pas, que vous n'aimez pas; ce qui m'est bien égal puisque je ne vous aime pas.
MARTHE : Dieu merci; je le dirais tout de suite à votre femme.
PIERRE : Berthe refuserait de vous croire. Elle est très tranquille. Nous sommes tous très tranquilles. Mais puisque sans nous aimer, chère madame , nous ne nous plaisons qu'à parler d'amour, qu'est-ce que ce plaisir qui ne mène à rien ?
MARTHE : Le plaisir toujours à la mode, le plaisir de flirter.
PIERRE : Oh ! Flirter, ce mot-là m'énerve. Flirt ! Flirt ! c'est crispant comme une automobile sous pression. Laissez donc aux Anglais leurs petits de mots. Qu'ils aient au moins ça en Angleterre.
MARTHE : Je ne tiens pas aux mots. Mettons que ce soit un plaisir platonique.
PIERRE : Oh ! platonique ! C'est encore plus laid. Ça sent l'office et la pharmacie. De grâce, choisissez vos expressions, quand il s'agit...
MARTHE : De quoi ? il me semble que vous n'êtes plus clair.
PIERRE : De notre bonheur même. Oui, oui, oui, ce plaisir d'être là, seuls, l'un près de l'autre, de dire des riens, avec mystère, de célébrer, avec pompe, les louanges de nos ménages et de traiter comme des psychologues professionnels, mais en cachette, toutes les questions de l'amour, c'est la preuve que vous vous vantez et que je me vante et que votre bonheur parfait est surfait.
MARTHE : Vous vous trompez; moi, je suis absolument heureuse.
PIERRE : Ce n'est pas vrai !
MARTHE : Mon ami, prenez garde.
PIERRE : Oh ! je prends garde. Je me garde de toute plaisanterie vulgaire sur votre mari. C'est un homme que je place très haut dans mon estime et qui me vaut bien.
MARTHE : Vous le flattez.
PIERRE : Je lui rends justice.
MARTHE : C'est réciproque.
PIERRE : Entendu. Mais il y a des choses qu'il ne sait pas vous dire comme je vous les dirais. Et cela vous manque, si, si.
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