mais la jolie femme, l'idéale !
MARTHE : Oh ! Oh ! où voulez-vous que je me mette ?
PIERRE : Plus près de moi... (Marthe se recule.) Et je vous en dirais bien d'autres. Je vous dirais toutes vos grâces, et je ne me priverais pas de vous en inventer, si vous n'étiez une honnête femme, si je n'étais un homme fidèle. Mais il nous faut, ma chère amie, renoncer tous deux aux déclarations d'amour, moi à les faire, vous à les entendre.
MARTHE : C'est dommage.
PIERRE : C'est absurde. Je vous disais tout à l'heure que je n'étais pas un homme à me moquer de votre mari. Je ne suis pas un homme assez méprisable pour faire de l'ironie à propos de ma femme que j'aime du fond du cœur, que j'admire.
MARTHE : Je ne vous le permettrais pas.
PIERRE : Mais, après douze ans de ménage, je ne peux pas, moi qui aime tant ça, moi qui suis né exprès pour ça, filer à ses pieds des phrases d'amour. Ce serait du gaspillage.
MARTHE : Berthe ne se plaindrait peut-être point.
PIERRE : Évidemment. Elle serait très sensible. Elle rougirait, étonnée. Mais elle est si bonne ménagère que, dans sa surprise, elle me répondrait quelque chose comme « Tu vas renverser mon café !... » Et désormais, ce sera toujours ainsi, j'aurai toujours peur, si je m'abandonne, de casser quelque objet de ménage.
MARTHE : Je comprends. je comprends.
PIERRE : N'est-ce pas ?
MARTHE : Oui, vous finissez par aimer Berthe comme une sœur.
PIERRE : Presque. Entre elle et moi, si ce n'est pas encore de l'amitié, c'est déjà de l'amour retenu, alangui, incolore et dépouillé de ses fleurs. Tenez; je songe à ces faux arbres nains, secs et sans écorces, qu'on voit dans les cages des jardins zoologiques. Les oiseaux, par nécessité, s'en contentent, mais pas les fleurs. (Étonnement de Marthe.) Ça n'a aucun rapport, mais sentez-vous ce que je veux dire ?
MARTHE : Oh ! très bien, très bien ! comme si vous m'expliquiez mes rêves, mes rêvasseries plutôt. Bah ! pour quelques fleurs !
PIERRE : Comment ! pour quelques fleurs ! En fait de bonheur, rien n'est facultatif. Tant qu'on n'a pas tout, on a le droit de réclamer.
MARTHE : Notre part est déjà très enviable.
PIERRE : Oh ! d'accord. Je ne me révolte pas, je ne souffre pas le martyre, ni vous non plus. Nos ménages ne sont pas des enfers. Ah ! si nous avions le moindre prétexte, le plus léger grief, nous ne sommes pas plus maladroits que d'autres. Nous nous acquitterions d'un banal adultère, comme tout le monde. C'est bien difficile de tromper un mari ou une femme qui le méritent !
MARTHE : Et ils en sont indignes !
PIERRE : Ah ! s'ils le méritaient !... je vous promets que ce ne serait pas long. Le droit, le devoir d'un homme qui n'aime plus une femme, c'est de courir en aimer une autre, immédiatement, afin que, sur ce triste monde où elle est si rare, il ne se perde pas une parcelle de joie.
MARTHE : Et ils ne veulent pas nous mettre dans la nécessité d'obéir à ce devoir. Rien à faire. Les misérables !
PIERRE : Je vous donne ma parole que quelquefois j'ai de fichus moments. Je rage tout seul. Pour me calmer, j'ouvre un livre de vers. Je me crie des vers à tue-tête, et je me gonfle de lyrisme, jusque-là, jusqu'aux yeux.
MARTHE : Et cela vous calme ?
PIERRE : Toujours. Aucune mauvaise pensée ne résiste à un beau vers.
MARTHE : Vous n'êtes pas difficile à soigner.
PIERRE : Non.
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