C'est infaillible, mais hélas ! momentané; ma gorge s'enroue vite, le volume me tombe des mains, mes yeux se dégrisent et je revois bientôt mon bonheur infini et plat, pareil au vôtre, bête à pleurer.
MARTHE : Tant pis, nous sommes heureux d'un bonheur auquel il faut se résigner.
PIERRE : Ce n'est pas du bonheur, c'est de la béatitude. Encore serait-elle supportable, aujourd'hui, si on pouvait en dire : « Oh ! ça ne durera pas ! » Mais j'ai à peine trente-cinq ans, moi, madame. Je ne fais que commencer. Et vous, quel âge ?
MARTHE : Je n'ai pas fini non plus.
PIERRE : Et vous êtes jolie pour vivre un siècle.
MARTHE : Une de mes grand-mères, qui était une beauté, a vécu quatre-vingt-sept ans.
PIERRE : C'est désolant ! Ah ! nous en viderons des coupes de joie, aux noces d'argent, aux noces d'or !
MARTHE : Aux noces de diamant.
PIERRE : Rien que des orgies, toute la vie, jusqu'à la mort !
MARTHE : C'est accablant.
PIERRE : C'est trop, c'est trop; j'en arriverais à dire des choses révoltantes. Écoutez, je suis sûr que les veufs qui paraissent si à plaindre...
MARTHE : Ils ne le sont pas ?
PIERRE : Oui, ils se lamentent d'abord, ils se désespèrent, et pourtant, j'en suis sûr, comme le liseron dans l'ombre noire d'un sapin, cette petite pensée sauvage lève bientôt dans leur douleur : à présent, c'est inévitable, je ne peux plus y échapper, il faudra, tôt ou tard, que je connaisse une autre femme !
MARTHE : Touchante petite pensée à porter, en médaillon, sur le cœur.
PIERRE : Elle finit par consoler.
MARTHE : Enfin nous ne sommes pas veufs. Quel remède ?
PIERRE : Un congé, un congé renouvelable de temps en temps. On n'a même pas ses dimanches. Je n'en peux plus. J'ai trop promis, par abus de confiance en ma sagesse. Je me dégage, je me donne de l'air, il faut que je marche un peu. Venez avec moi faire un tour... de promenade, à mon bras, sous les arbres.
MARTHE : Au clair de cette lune ?
PIERRE : Elle nous attend : venez, je suis las de ne pouvoir qu'aimer. J'ai besoin d'adorer. Dites : voulez-vous, que je vous adore ?
MARTHE : Je voudrais bien.
PIERRE : Ne refusez pas ce que j'ai de meilleur, ma façon de faire la cour à une femme, de lui prodiguer les tendresses fugitives, les menus soins, les petits cadeaux, les galanteries, les bagatelles nécessaires, et de lui parler une langue inconnue d'elle. Je vous jure que je suis un vrai poète et que je possède le don de charmer. Il ne me servait plus à rien. Il n'était pas perdu. Je le gardais, sans savoir pour qui. C'était pour vous, c'était pour vous ! Je vous apporte toutes mes économies d'adoration.
MARTHE : Taisez-vous, oh ! taisez-vous, je ne veux pas de vos présents de magicien.
PIERRE : Et moi, je veux vous enchanter...
MARTHE : Mais taisez-vous donc ; vous nous feriez faire des folies.
PIERRE : Oui, oui, soyons un peu fous. Je ne vous demande pas des choses compliquées. Faisons enfin une bêtise. Vous ne répondez pas... qu'est-ce que vous soupirez ?
MARTHE : Hélas ! une bêtise.
PIERRE : Une belle bêtise. (Marthe se lève.) Marthe !
MARTHE (tristement) : Nous ne sommes pas assez bêtes. (Puis presque gaiement.) Non, non, votre idée n'est pas pratique.
PIERRE : Oh ! mon amie, vous allez faire la raisonnable.
MARTHE : Il est temps.
PIERRE : Je sais par cœur vos raisons.
MARTHE : Je ne raisonne pas que pour vous, je raisonne aussi pour moi, pour me convaincre, et il m'en coûte.
PIERRE : Une parole aimable est toujours bonne à prendre. Je vous remercie.
MARTHE : Au fond, vous savez, je suis de votre avis. Ce serait excitant, ce petit congé, ce repos du mariage, cette trêve aux affections quotidiennes du foyer. On mettrait sur la porte : relâche à l'intérieur, et, comme vous dites, on irait faire un tour... qui durerait ?
PIERRE : Ce qu'il durerait : je ne peux pas vous le dire à un quart d'heure près.
MARTHE : C'est ce qui s'appelle s'engager à fond, et cela vaut bien que je brise ma vie.
PIERRE : Être adorée huit jours, le bon Dieu lui-même n'est sûr de ça avec personne.
MARTHE : Et, cher adorateur, comme récompense, qu'exigeriez-vous ?
PIERRE : Rien.
MARTHE : Si peu ?
PIERRE : Une femme adorée ainsi accorde tout sans qu'on l'exige.
MARTHE : Nous y voilà, aux réalités !
PIERRE : Nous y voilà, parce que vous y faites allusion. Vous, les femmes, vous pensez toujours à ça !
MARTHE : Et vous n'y pensez jamais, vous, les hommes !
PIERRE : Pas tout de suite.
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