Es-tu content de me
voir ?
Camrose l’enlaça et lui sourit.
— C’est toujours un plaisir de te voir, répondit-il tout bas et
il se pencha pour l’embrasser.
Lucy fit alors une chose étrange. Elle tourna la tête vers Stuart
et le regarda brièvement avec l’expression la plus grave, et, durant
ce court instant, il vit une sorte d’ombre dans ses yeux. Mais elle
avait surgi et disparu rapidement, si bien qu’il ne pouvait pas être
sûr de ce qu’il avait vu. Elle se retourna vers Camrose, accepta
son baiser et recula d’un pas.
Stuart lança :
— Tu ne peux pas faire mieux, George ?
Camrose lui adressa un grand sourire forcé.
— Tu ferais mieux, toi ?
— Beaucoup mieux, répondit Stuart et il s’éloigna.
Une bouffée d’irritation inexpliquée le submergea.
Il prépara le dîner dans la petite pièce au fond du magasin.
Après avoir fait la vaisselle, il se promena dans la longue salle
principale, au milieu des caisses, des tonneaux, des balles de marchandises empilées sur le sol, en passant devant des harnais et des
lanternes accrochés aux poutres. Il jeta un coup d’œil aux étagères bien approvisionnées et s’arrêta un instant pour observer
son comptable, Henry Clenchfield, occupé à peser de l’or pour
un orpailleur. Un souffle de vent pénétra dans le magasin et raviva
les odeurs suaves, moisies et âcres de toutes ces marchandises.
Il se posta sur le seuil et alluma un cigare. Des voix étouffées
traversaient l’air doux de la nuit et les lumières fauves de Jacksonville clignotaient dans l’obscurité. Quelque part, une guitare
jouait un air entraînant et des hommes descendaient des replis
sombres des collines pour rompre, dans les saloons de la ville,
une longue semaine de solitude ; des familles arrivaient de leurs
terres allouées le long de la Rogue.
Il retourna dans le magasin et s’assit sur une caisse.
— Où est John Trent ?
— Il doit arriver de Crescent City après-demain, dit Clenchfield. J’ai envoyé quarante mules pour cette expédition. Burl
McGiven est parti il y a deux jours pour Yreka. Vingt mules. Jack
Card est parti ce matin, à destination d’Applegate. Murrow et
Vane Blazier conduiront le convoi de Scottsburg demain matin.
— Note ça dans le registre, dit Stuart. Il faut envoyer trente
mules à Salem le 20, pour transporter la marchandise de Henry
McLane, débarquée du Canemah.
— Où comptes-tu trouver ces mules ? demanda Clenchfield.
Tu as trop de travail pour l’instant.
— Il est peut-être temps d’en acheter quelques-unes.
Clenchfield était un vieux campagnard au corps raidi par des
années passées derrière un bureau. Il était anguleux, chauve et
méticuleux, et il connaissait bien son travail. Des lunettes cerclées
de métal étaient perchées au bout de son nez pointu et un long
cou de poulet dépassait d’un col de chemise beaucoup trop large.
— Il est temps de retirer un peu de bénéfices de cette affaire,
au lieu de tout réinvestir. Tu possèdes déjà cent mille dollars
d’équipement.
— On veut devenir riches, Clenchfield.
— Cette entreprise est un trop gros navire pour les eaux sur
lesquelles elle navigue. Si tu pouvais emprunter à une banque, ce
ne serait pas un problème. Comme il n’y a pas de banque dans
les parages, tu devrais être ta propre banque. Tu devrais avoir
trente mille dollars en pièces d’or de côté, en cas de problèmes.
Tu ne les as pas.
— Quels problèmes ? demanda Stuart.
Clenchfield secoua la tête.
— Ceux qui surviennent toujours. Mais tu es jeune et il faut
que les ennuis te tombent sur la tête avant que tu comprennes.
Tu sais comment je me suis retrouvé ici, à dix mille kilomètres
de Liverpool ?
— Comment tu t’es retrouvé ici, Clenchfield ?
— Dans le temps, j’étais jeune et je possédais une affaire, aussi
rentable que celle-ci. Mais j’étais comme toi et j’ai tout perdu.
— Henry, dit Stuart, il y a une différence. Liverpool était une
vieille ville qui avait fini de grandir. Ici, c’est une ville jeune, dans
un pays jeune. Elle va continuer à grandir pendant cent ans. On
se laisse porter par la vague. Et c’est une grosse vague. Je ne la
verrai pas refluer de mon vivant.
— Tous les Américains pensent la même chose, dit Clenchfield. Ils croient que la vague va les porter indéfiniment. Mais
écoute bien ce que je te dis : les filons d’or s’épuisent, les récoltes
s’amenuisent, les gens ont faim, des guerres éclatent, des villes
meurent et les espoirs des hommes courent toujours trop vite,
trop loin.
— Si tout meurt, répondit Stuart, tout renaîtra.
— Donc, tu vas acheter ces mules.
— Oui.
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