Le plus excitant, c’est de se développer. Pas d’avoir trente mille dollars au coffre.

— Attends un peu d’être vieux.

— Il ne faut jamais attendre, Henry. Rien du tout.

Le jeune Vane Blazier, un des convoyeurs de Stuart, entra d’un pas lent, tout en jambes, avec un long cou et une masse de cheveux noirs hirsutes. Il regarda l’obscurité derrière lui, d’un air inquiet. Il sortit sa chique de sa poche, ses grandes dents blanches brillèrent quand il mordit dedans. Il remit le morceau de tabac dans sa poche et s’appuya contre l’encadrement de la porte, hésitant.

— Je t’accompagne à Scottsburg, Vane, déclara Stuart. On a intérêt à partir sur les coups de 6 heures.

— OK, dit Blazier.

De sombres pensées plissaient ses paupières et creusaient une entaille sur son front. Soudain, il sembla résoudre son problème, il redressa les épaules et retourna dans la nuit, en croisant Camrose et Lucy Overmire au moment où ils pénétraient dans le magasin.

L’un et l’autre sourirent en voyant Stuart, comme si c’était amusant de le trouver assis, inactif. Lucy s’installa sur une caisse de tissus et d’articles de mercerie, face à lui.

— Tu étais censé dîner avec nous.

— J’ai pensé que George et toi aimeriez mieux manger sans moi, répondit-il.

— Une délicate attention, dit Camrose d’un ton légèrement moqueur.

— Quand cette femme doit-elle t’épouser, George ?

— Je crois qu’elle n’a pas encore pris sa décision, dit Camrose et il se tourna vers Lucy avec une indifférence mi-sérieuse, mi-souriante.

Cette indifférence était une sorte de masque destiné à cacher ses véritables sentiments. Quels qu’ils soient, ils franchissaient rarement l’écran qu’il plaçait devant lui.

— Eh bien, Lucy, quand vas-tu m’épouser ?

— Tu aimes la poésie, George ?

— Je dois aimer la poésie pour devenir ton mari ?

— Nous nous marierons quand les feuilles tomberont.

Ces deux-là, pensa Stuart, étaient en harmonie une fois de plus : le comportement légèrement incertain de Lucy face à l’indifférence souriante de George.

— Tu m’as attrapé et maintenant tu me laisses en plan, murmura ce dernier. Les feuilles des érables qui tombent en premier ou les aiguilles des sapins qui ne tombent jamais ?

Stuart se leva et enfonça ses mains dans ses poches de pantalon. Son expression provoqua le rire de Camrose.

— Notre ami désapprouve, Lucy.

— Je vous connais tous les deux depuis longtemps, dit Stuart, mais parfois, je ne vous comprends pas. On dirait deux personnes au bord d’une rivière et qui ont peur de traverser.

— Va au diable, répondit Camrose, sans se départir de son sourire, un peu plus tendu cependant. Tu es un peu trop direct.

Lucy observa Stuart de plus près comme si, à cet instant, elle avait remarqué un changement en lui. De son côté, Camrose, gêné par la tension hostile de cette scène, émit un petit rire pour ramener un peu de bonne humeur.

— Si tu apprécies tant le mariage, pourquoi tu n’essaies pas ?

— L’idée m’a traversé l’esprit, répondit Stuart et il retrouva son sourire.

— Tiens donc, intervint Lucy. J’aimerais bien être informée à l’avance.

— Pour m’aider à choisir mon épouse ? George, explique à cette femme qu’elle ne peut pas nous diriger tous les deux.

— Ton jugement n’est pas fiable, dit Lucy. Tu es trop impressionnable. Tu serais capable d’épouser une veuve avec sept enfants, uniquement par pitié.

George trouva cette remarque d’une extrême drôlerie. Il rit à en avoir les larmes aux yeux. Dans la rue, un éclat de voix retentit et des hommes passèrent en courant devant la porte, en direction de la grange de Howison. Un orpailleur de petite taille s’arrêta à l’entrée du magasin pour lancer :

— C’est Honey Bragg et Vane Blazier !

Logan Stuart marcha jusqu’à la porte pour regarder dans la rue. Il recula aussitôt pour foncer vers le fond de la pièce. Quand il revint, son revolver était glissé dans sa ceinture et, ainsi armé, il se rua au-dehors. Camrose lui emboîta le pas sans hésiter.

— Attends ! s’écria Lucy Overmire.

Elle le retint par le bras et l’accompagna.

3

 

RENCONTRES SECRÈTES

 

Les hommes désœuvrés de Jacksonville formaient un cercle dans la rue, attirés par le bruit de la dispute et l’espoir d’une bagarre ; des lanternes étaient levées à bout de bras pour offrir la vision de ce spectacle aux yeux affamés. Stuart entendit une petite voix supplier :

— Vas-y, Vane. Il te propose de te battre, ne refuse pas.

Il appuya son épaule contre le mur humain et se fraya un chemin, jusqu’à se retrouver à l’intérieur du cercle. Au centre se tenait Vane Blazier, tête nue, cheveux noirs au vent, les bras ballants, immobile face à Honey Bragg. Celui-ci avait déjà frappé car un sillon écarlate barrait la joue du garçon. Pour le moment, Honey Bragg attendait en souriant.

— Faut pas me bousculer, mon garçon.

— Personne t’a bousculé, répondit Blazier.

— Tu t’es mis sur mon chemin. C’est donc que tu voulais te battre, je suppose.

— Tu parles ! protesta Blazier. Tu as traversé la rue exprès pour venir vers moi.

— Ma parole, tu me traites de menteur maintenant, dit Honey dont les paroles montaient et descendaient au gré de sa respiration. Je vais te mettre en pièces, mon garçon.