Ce n’est qu’un bébé. Caroline, tu passeras la nuit chez les Megarry et tu rentreras demain.

C’était une journée chaude et humide. La piste se poursuivait vers le sud en gravissant et en descendant une succession de tertres arrondis et de crêtes qui étaient le prolongement déchiqueté des montagnes plus hautes à l’est. Ils se faufilèrent dans une vallée étroite à moitié entourée de collines et passèrent devant une petite colonie installée à côté de la Rogue River ; ils prirent le bac, puis longèrent le cours d’eau à vive allure. À quelques kilomètres du bac, Caroline Dance arrêta son cheval devant une cabane guère plus grande qu’un appentis. La maison des Megarry. Une femme apparut sur le seuil et mit sa main au-dessus de ses yeux pour les protéger du soleil. Elle dit :

— Caroline, tu n’as pas beaucoup de temps.

La jeune fille, immobile sur sa selle, regardait Stuart. Elle ne souriait pas, mais l’attente rendait sa bouche discrètement expressive. Il l’avait fait attendre pour la taquiner, elle le savait, mais elle s’en moquait.

Il sortit un petit paquet de sa poche et prit tout son temps pour le déballer. Le tenant caché dans sa main, il s’approcha de Caroline à cheval et se pencha pour passer ses mains derrière sa tête. Il se renversa en arrière sur sa selle pour l’observer pendant qu’elle baissait les yeux sur le camée qui pendait maintenant autour de son cou, au bout d’une chaîne en or.

— Oh, dit Caroline d’un ton enjoué, il ressemble à la broche de ma grand-mère du Missouri.

La femme qui se tenait sur le seuil de la cabane des Megarry haussa la voix :

— Le temps presse, Caroline !

L’excitation illuminait le visage de Caroline, et bien qu’elle ne fût pas une fille impulsive, c’est une impulsion qui la poussa vers Stuart. Mais elle se souvint de la présence de Lucy. Elle lui jeta un regard en biais, sauta à terre et entra aussitôt dans la cabane.

Stuart et Lucy poursuivirent leur chemin, en direction de l’anse d’un vallon qui s’ouvrait droit devant. La rivière courait près d’eux, mais les crêtes disparaissaient peu à peu pour former une vallée d’où la piste s’élevait petit à petit et commençait à bifurquer vers le sud-ouest en longeant la rive. Fort Lane apparaissait au loin avec ses constructions de rondins tapies sous un soleil éclatant, du côté nord de la rivière.

— Tu aurais eu ton baiser si je n’avais pas été là pour faire obstacle, commenta Lucy.

— Oui, dit Stuart, aimable.

— Désolée de t’avoir fait manquer ça. (Elle l’observa à la dérobée.) Elle a vingt ans… Tu en as vingt-huit.

— Que veux-tu que je fasse ?

Elle croisa son regard et vit son sourire. Soudain, elle se mit à rire.

— Oh, Logan.

La piste les fit contourner le sommet d’une colline et, au coucher du soleil, elle les conduisit à une rivière avec ses abris d’orpailleurs faits de branches et de broussailles, ses tentes de toile et ses fragiles constructions en bois. Ils traversèrent le cours d’eau, franchirent un bosquet de pins et de chênes et débouchèrent enfin dans cette sorte d’allée irrégulière qui constituait la rue principale de Jacksonville.

C’était une colonie d’une soixantaine de maisons peut-être, faites de rondins et de bardeaux de cèdre fendus, éparpillées le long de la rivière et sur les flancs des collines environnantes. La fumée du dîner s’échappait des cheminées en fer-blanc et des hommes déambulaient dans la rue, crottés par l’argile vert-jaune des placers. Des cavaliers arrivaient en ville et un convoi de mules descendait des collines à l’ouest.

Stuart et Lucy passèrent devant deux saloons et la grosse grange de Howison, ils contournèrent le magasin de Stuart et se dirigèrent vers une grande maison de rondins et de bardeaux située à flanc de colline. Jonas Overmire les attendait, les mains dans les poches de son pantalon et son haut-de-forme incliné vers l’avant, pour aider sa fille à descendre de cheval. Il lissa les poils de sa barbe avant de l’embrasser. Mme Overmire apparut à son tour pour étreindre sa fille, puis un cri leur parvint et ils virent George Camrose sortir de chez lui pour gravir la pente d’un pas vif.

Stuart appuya ses bras sur le pommeau de la selle afin d’assister à la scène. Lucy s’était retournée pour accueillir Camrose qui approchait. C’était un homme grand et beau, à la peau claire, habillé avec soin. On ne percevait pas chez lui la brutalité des camps d’orpailleurs, ni leur tempérament excessif. Il était calme et s’obligeait à une certaine retenue, si bien que même à cet instant, alors qu’il marchait vers Lucy, il affichait une réserve nonchalante, comme s’il l’avait quittée une heure plus tôt.

Lucy, constata Stuart, semblait s’adapter à ce caractère et à ce calme. Elle se montrait imperturbable et tout aussi sûre d’elle. Elle adressa un sourire à Camrose et le regarda droit dans les yeux, mais Stuart ne décela ni chez l’un ni chez l’autre le moindre désir impétueux. Il songea : “Est-ce ainsi qu’une femme regarde l’homme qu’elle aime ?” Il se redressa en prenant appui sur la selle et se demanda ce qui se passait à l’intérieur de cette fille.

— Bonjour, George, murmura-t-elle.