Je vais te marquer à vie. Je vais t’estropier pour de bon. Je vais t’arracher les yeux et te bourrer le ventre de coups de pied jusqu’à ce que tu marches avec les jambes arquées. Je vais transformer tes dents en chicots et t’écraser le nez, tu pourras plus respirer sans que ça siffle.

D’autres lanternes apparurent dans la nuit, se balançant dans des mains impatientes. Les yeux de Vane Blazier étaient d’une noirceur amère, son visage gris avait vieilli. Il tenait tête à Honey car sa fierté l’empêchait de se défiler, mais ses jambes tremblaient. Il avait peur, sans oser le montrer.

Honey Bragg percevait tout ça lui aussi avec sa clairvoyance. Il sourit et ses lèvres s’aplatirent contre ses grosses dents ; son sourire était une demi-lune écrasée sur un visage à la peau olivâtre luisante de sueur. Il avait des cheveux courts et frisés sur une tête ronde et un cou presque inexistant collé aux larges épaules et aux bras. Il semblait très content de lui, ses narines étaient dilatées ; il renversa la tête en arrière pour observer le garçon comme un employé des abattoirs jaugerait un bœuf avant de l’abattre ; ce sentiment exsudait de tout son être, le plaisir sadique ne se cachait pas.

— Bon, allez, dit Vane Blazier d’une voix à peine audible. Laisse tomber. Je ne cherchais pas la bagarre.

— Voilà qu’il recommence à me traiter de menteur, dit Bragg. J’aime pas ça, les gars. Vous me connaissez. Vous savez que je peux pas accepter ça, même de la part d’un gamin qui sait pas ce qu’il fait. Je vais m’occuper un peu de lui avant de le laisser filer. Faites-moi de la place, on va rigoler.

Les hommes enthousiastes se rapprochèrent, poussés par les nouveaux arrivants. Les lumières tremblantes des lampes à pétrole dansaient dans ces yeux plissés qui attendaient la brutalité promise. Stuart y vit le goût pour la violence, la soif d’action, l’excitation fétide du désir sauvage. C’étaient des braves types, résistants, courageux et bons. Individuellement. Mais là, ils formaient une meute, et l’odeur de la meute s’accrochait à eux, comme l’expression uniforme de la meute se lisait sur leurs visages et les rendait tous identiques : l’attente du regard vide, la bouche entrouverte, les mâchoires crispées.

Honey Bragg tenait ce public fasciné et hostile dans le creux de sa main. Il n’avait aucun ami dans cette ville car il était soupçonné de bien des choses, et dans le cœur de chaque spectateur, il y avait l’espoir que Vane Blazier réussisse à l’amocher, un espoir sans fondement au vu de ses capacités. Honey Bragg savait tout cela, et ça lui plaisait, ça l’amusait, tandis qu’il se tenait immobile, prêt pour le massacre. Vane Blazier le savait lui aussi, qui jeta un regard avide autour de lui, sur quoi Stuart traversa l’espace dégagé pour se poster à côté de Blazier, face à Honey Bragg.

Celui-ci n’avait pas remarqué la présence de Stuart. Ce brutal changement de situation le fit reculer physiquement alors qu’il avait été prêt à attaquer, ses grosses jambes légèrement écartées, sa tête ronde penchée en avant, les coudes repliés. Sa première réaction fut de relever la tête et de laisser retomber ses bras, puis il se redressa et son sourire disparut tandis qu’il observait Stuart avec la plus grande attention, l’espace d’un instant. S’il fut pris au dépourvu, la foule aussi. Les murmures, les conseils, les mouvements cessèrent, jusqu’à ce que le silence s’abatte sur le cercle.

— Un petit problème, Vane ? demanda Stuart nonchalamment.

Il posa la main sur l’épaule du garçon et tourna vers Bragg un visage dur, fermé.

— Salut, Honey.

Honey Bragg s’arracha à son mutisme inquiet. Il retrouva son sourire.

— Hé, Logan… Comment ça va, l’ami ?

— Il paraît que tu étais parti.

Honey Bragg disséqua mentalement cette question pendant un moment de silence, qu’il couvrit de sa gaieté retrouvée. Il émit un petit rire.

— Je vais et je viens. Je tiens pas en place, toujours en mouvement.

— Comment ça se passe dans ton ranch, Honey ?

— Impec. Y a plus de chevaux maintenant. Je t’ai pas vu dans les parages ces derniers temps.

— J’étais absent moi aussi.

— Tu tiens pas en place, comme moi, dit Honey avec le même rire bref.

— J’ai remarqué que tu évitais de t’appuyer sur ta jambe droite, dit Stuart.

— J’ai été éjecté par un canasson.

Cette conversation n’avait aucun sens pour la foule avide de bagarre qui regardait maintenant la scène avec une impatience grandissante.