Tous ces hommes réunis en cercle étaient tout ouïe,
leurs regards allaient de Logan à Bragg et de Bragg à Logan. Ils
attendaient que Logan continue à parler ou que Honey Bragg
réagisse, mais le temps passait et Stuart demeurait inactif et
muet. Bragg balaya le cercle d’un air dubitatif en faisant rouler ses yeux rapprochés. Il s’attarda sur Vane Blazier un instant,
avant de reporter une fois de plus son attention et sa jovialité
souriante sur Stuart.
Il cachait bien son jeu, pensait Stuart. Une franche colère habitait cet homme et pourtant, à l’exception des ombres fugitives
qui se pourchassaient aux commissures de ses lèvres, il conservait son masque d’humour. Sans doute calculait-il s’il devait
insister, évaluait-il intelligemment les conséquences de cet affrontement. Pendant ce temps, Stuart ne disait rien : la pression était
sur Honey Bragg.
Une petite vague de mouvements parcourut la foule qui comprenait maintenant ce qui allait se passer. Honey Bragg promena
sur le cercle humain un regard qui étouffa aussitôt ce mécontentement. Il retrouva aisément son sourire.
— Je te retrouverai un jour, Stuart.
Il fit demi-tour et se fraya un chemin à travers le cercle en faisant usage de ses épaules et de ses bras. Il retrouva son cheval,
monta en selle, attendit que deux hommes le rejoignent et quitta
la ville au galop.
Un grognement d’exaspération étouffé parcourut le cercle.
Quelqu’un dit :
— Bon Dieu, il s’est dégonflé.
Agacés par cet épisode frustrant, les hommes émigrèrent vers
les différents bars de Jacksonville. Stuart glissa quelques mots
à l’oreille de Vane Blazier, qui remonta la rue.
Lui-même s’attarda encore un peu, écoutant les trois chevaux
du groupe de Honey Bragg galoper en direction de l’est, vers la
vallée et l’écurie dirigée par Bragg à une dizaine de kilomètres de
là. Et il pensa : “Il a eu peur d’aller jusqu’au bout. Il n’est pas prêt.”
— Eh bien, Logan, dit une voix, tu as vu, hein ?
Se retournant, il découvrit Joe Harms et Jonas Overmire, le
père de Lucy, dans l’ombre de la grange de Howison. Joe Harms
était assis devant, sur un banc, comme à son habitude : un tout
petit homme vêtu d’un costume élimé, avec de fins cheveux
blancs et un bouc de la même couleur sur un menton fuyant.
Ce banc était le pupitre de Joe Harms, sur lequel il passait le plus
clair de son temps et d’où il dispensait ses commentaires acides
sur les injustices des riches et l’ignorance des pauvres. Overmire,
avocat, homme de bien et d’une grande culture, lui faisait un
étrange compagnon, et pourtant, les deux hommes étaient souvent ensemble. Leurs disputes, cordiales ou enflammées, leur servaient de lien.
C’était Joe Harms qui avait parlé. En marchant vers chez
Howison, Stuart découvrit le petit homme dans sa position
favorite : penché en avant, les bras appuyés sur les cuisses. La
tête rejetée en arrière, il posait sur Stuart un regard pénétrant et
désapprobateur.
— Qu’est-ce que j’ai vu, Joe ?
— Qu’il se défile.
— Non, dit Stuart, ce n’est pas ce que j’ai vu.
Joe Harms pencha la tête sur le côté d’un air interrogateur et
attendit une explication qui ne vint pas. Alors, il ajouta :
— Tu sais un truc sur lui. C’est pour ça qu’il se défile. Qu’est-ce que tu sais sur lui ?
— À toi de trouver, répondit Stuart, et il prit la direction de
son magasin.
Quand il fut hors de portée de voix, Overmire murmura :
— Il a mis la pression sur Honey Bragg, et Honey a craqué.
— Honey a les nerfs solides. Aussi solides que ceux de Stuart.
Pourtant, tu l’as vu s’arrêter et réfléchir pendant qu’il observait
Stuart ? Il a pensé à un truc, et ça lui a pas plu. Alors il s’est défilé.
— Quel truc, à ton avis ?
— J’aimerais bien le savoir, avoua Harms.
Il rumina pendant un moment, avant d’ajouter d’un ton catégorique :
— Stuart sera obligé de se battre avec lui.
— Pourquoi ?
— Parce que les gens d’ici ne voudront pas qu’il en soit autrement, répondit Harms avec la même conviction. On leur a promis une bagarre et ils l’auront. Stuart n’a pas le choix.
Camrose et Lucy étaient un peu plus loin dans la rue et, en
marchant vers eux, Stuart pensa : “Il a abattu ses cartes en reculant. C’est bon à savoir.” Il s’arrêta devant le couple et remarqua
que l’inquiétude ternissait le visage de la jeune femme.
— Une petite partie de poker ? proposa Camrose.
— Non, répondit Stuart. Je pars très tôt pour Scottsburg
demain. Bonne nuit.
Il voulut entrer dans le magasin, mais Lucy le retint par le bras.
— Accompagne-nous en haut de la colline.
— En fait, reprit Camrose alors qu’ils gravissaient la pente
douce, je crois qu’une bonne bagarre avec Bragg, ça ne t’aurait
pas déplu.
— J’étais déçu, admit Logan. Mais pas à cause de ça.
— Ah. Les gens ont raison, alors.
— Comment ça ?
— Je les ai entendus parler ensuite.
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