Il éteignit la lumière, quitta le bureau en fermant la porte à clé derrière lui et repartit vers chez Lestrade.

La maison de celui-ci se situait à quelques centaines de mètres de la grand-rue, à l’intérieur d’un canyon peu profond, au milieu des pins. En arrivant, Camrose y trouva Neil Howison, le Dr Balance et Lestrade déjà assis à la table de poker. Étant donné qu’ils étaient tous de vieilles connaissances qui se retrouvaient ici presque chaque soir, les salutations furent brèves. Camrose s’assit sur une chaise, simplement ; on lui donna des cartes, des jetons, et il se mit à jouer.

— Où est Logan ? demanda Neil Howison.

— Il doit dormir. Il se rend à Scottsburg demain.

— Toujours par monts et par vaux, commenta Howison. Je n’ai pas autant d’énergie que lui.

Un petit feu brûlait dans la cheminée et une cafetière était suspendue à la crémaillère. Mme Lestrade était assise près de l’âtre et, de sa place autour de la table, Camrose regardait les flammes colorer ce visage et accentuer le mystère qu’il y discernait toujours. Voilà, pensait-il, une femme beaucoup trop belle et raffinée pour ce monde fruste ; elle était faite pour des lieux plus doux et venait d’un milieu beaucoup plus agréable. Par fidélité, elle avait suivi son mari en mauvaise santé, endurant sans protester son étrange caractère.

— L’énergie, dit Lestrade d’un ton teinté de moquerie, j’envie tout homme qui en possède.

Il se renversa contre le dossier de sa chaise. La chaleur de la pièce empourprait ses joues généralement pâles. Il arborait une expression lasse et désabusée, comme s’il connaissait bien le monde, sans que cela lui fût d’une quelconque utilité. Il avait un visage froid, étroit et beau, et apparaissait toujours paré des plus beaux vêtements. Apparemment, il avait de l’argent et d’excellentes relations quelque part. Mais ses centres d’intérêt dans la vie avaient fini par se réduire à la quête de la santé.

— Je crois savoir, dit-il, que Logan et Honey Bragg ont bien failli en venir aux mains.

— Bragg s’est défilé, dit Howison.

Lestrade exprima un soupçon d’intérêt.

— C’est la première fois que j’entends dire ça.

— Je ne comprends pas pourquoi Logan s’en est mêlé, dit Howison. Il vit ici depuis assez longtemps pour savoir qu’on ne fourre pas son nez dans les querelles d’autrui.

Le Dr Balance, plus âgé que tous les autres, prit la bouteille de whisky et s’en servit une jolie dose. Toujours très occupé, il venait là pour détendre ses vieux os et échapper pendant un court instant aux sollicitations incessantes. Il avait des cheveux blancs, une silhouette enveloppée et des yeux qui dégageaient un fort pouvoir.

— Peut-être, dit-il d’un ton cassant, qu’il n’avait pas envie de voir le jeune Blazier se faire massacrer. Mais vous autres, trop désireux d’assister au spectacle des souffrances d’un autre, vous n’avez pas pensé à cela.

Howison dit en toute franchise :

— Je ne connais personne par ici qui ait envie de se battre contre Bragg. Ce serait épouvantable.

— Le fait que Stuart soit le seul dans ce cas en dit long sur cette ville, ajouta Balance.

Howison secoua la tête.

— Ça s’est passé d’une drôle de façon. Je n’ai pas le souvenir que Logan l’ait provoqué directement. Ça s’est fait en douceur. Et ensuite, la balle s’est retrouvée dans le camp de Bragg. Toutefois, j’ai clairement eu l’impression qu’il y avait un tas de choses derrière tout ça.

Lestrade leva la tête, très intéressé maintenant.

— Quel genre de choses ?

— Je ne sais pas, dit Howison.

Ils jouèrent de cette façon, en bavardant ou en restant muets. Un peu plus tard, Lestrade remit le sujet sur la table en s’adressant à Camrose :

— Tu devrais conseiller à Logan d’y aller mollo avec Honey Bragg.

— Ce serait plutôt à Honey Bragg d’y aller mollo.

— Bragg est un peu mon ami. On ne peut pas se battre à la loyale contre un animal. Je ne voudrais pas voir Logan se faire estropier.

— Tu as de curieux amis, commenta le Dr Balance.

— Je n’ai pas dit que je l’aimais bien, ni que je lui faisais confiance, ni que je prendrais sa défense, répondit Lestrade sans hausser le ton. J’ai juste dit que c’était un ami.

— Bon sang, dit Camrose, quelle est la définition d’un ami pour toi ?

— Tout homme dont la personnalité tend à étayer ma conviction que la race humaine est une énorme erreur.

Pris d’une quinte de toux, il se pencha en avant sur sa chaise, le visage rougi par l’effort. Le Dr Balance l’observa d’un œil professionnel, sans rien dire. Lestrade murmura :

— Il fait froid et humide. N’y a-t-il donc aucune chaleur nulle part dans ce monde ?

— Tu devrais aller vivre dans le sud-ouest, dit Camrose.

Il regarda Marta Lestrade se lever de sa chaise, faire le tour de la pièce et s’arrêter dans un coin. Ses cheveux étaient fins comme de la soie et aussi noirs que ce qu’il y avait de plus noir dans la nature. Au repos, ses traits étaient lisses, calmes et tristes.