Un monde où il faut se battre pour survivre.
Les vertus chrétiennes sont destinées aux êtres dociles et faibles,
pour les consoler de leurs échecs.
— Il y a une vague, dit Camrose, et l’astuce, c’est de suivre
la vague.
— Ne te laisse pas porter trop longtemps, l’avertit Lestrade.
Les deux premières années d’exploitation d’un camp de mineurs
sont toujours les meilleures. Ensuite, le relâchement s’installe. (Il
coinça négligemment les bras sur le dossier de sa chaise.) Tu es
l’exact opposé de ton ami Stuart.
— Il attend d’autres choses de ce monde.
— Qu’attend-il ? demanda Lestrade.
— Une bonne bagarre, une bonne partie de rigolade, une
bonne chevauchée. Il est proche des gens simples. La plupart
d’entre eux l’aiment, alors qu’ils se fichent pas mal des types
comme toi ou moi. C’est peut-être sa vitalité.
— Voilà un joli sermon, commenta Lestrade en se levant
de sa chaise. De quoi m’envoyer au lit. Mais n’oublie pas une
chose : les fortunes ne se construisent pas sur des sentiments.
Elles se font de manière brutale. Il faut s’en saisir, et quand tu
refermes la main dessus, tu écrases forcément quelque chose et
quelqu’un d’autre.
— J’ai réfléchi à la question, murmura Camrose sans cesser
de sourire.
Lestrade se tenait sur le seuil de la seconde pièce de la maison ;
il paraissait fragile dans la lumière de la lampe tout en semblant
se moquer de cette fragilité.
— Tu as réfléchi à pas mal de choses, apparemment.
Howison se leva à son tour.
— Cette conversation m’ennuie. Tous les deux, vous parlez
pour ne rien dire.
— C’est bien vrai, ajouta le Dr Balance en posant sa tasse vide.
— Je vous accompagne jusqu’au camp, Doc, dit Howison. Je
ne me sens pas d’humeur ce soir.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Balance.
— J’ai envoyé Bill Brown à Yreka avec une quantité d’or
considérable. Je me sentirai mieux quand je saurai qu’il est arrivé
à bon port.
Balance s’attarda encore un instant pour observer Lestrade et
Camrose avec son attention pénétrante. Comme s’il avait repéré
chez eux des symptômes dont il cherchait maintenant à déterminer la cause. Finalement, il pinça les lèvres et, après un hochement de tête adressé à l’assemblée, il sortit avec Howison.
Lestrade, toujours posté à l’entrée de la pièce voisine, adressa
un petit sourire à Camrose.
— Le médecin ne nous porte pas dans son cœur ce soir, fit-il remarquer.
D’un grand geste gracieux de la main, il désigna sa femme et
dit :
— Marta, tiens compagnie à notre invité.
Et il referma la porte derrière lui.
Mme Lestrade vint se placer dos à la cheminée et joignit ses
mains derrière elle, ce qui eut pour effet de tendre son corps svelte
sous sa robe. Elle le regarda et Camrose crut déceler en elle, une
fois de plus, cette révolte contenue.
— Croyez-vous toutes les drôles de choses que vous avez
dites ? demanda-t-elle.
— Entre hommes, oui. (Il se leva pour marcher vers elle,
excité.) Entre un homme et une femme…
Il n’était pas sûr de lui ni d’elle. Il s’arrêta, au bord de l’audace,
au seuil de l’aventure. Elle semblait attendre qu’il continue : son
silence le poussait à aller de l’avant. Camrose se retourna, prit
son chapeau et dit :
— Je vous laisse.
Mais il revint vers elle et lutta contre l’envie de la prendre dans
ses bras et de l’embrasser. Il songea qu’elle devait sentir cette
impulsion en lui, mais, si tel était le cas, elle ne faisait rien pour
le contenir. Bridant ses émotions, il dit tout bas :
— Qui sait ce qui se passe entre un homme et une femme ?
Ça ne peut pas s’expliquer. Bonne nuit.
Il fit demi-tour et sortit de la maison. Mme Lestrade débarrassa la table. La porte de la seconde pièce s’ouvrit et Lestrade
réapparut. Il posa sur sa femme un regard étrangement désapprobateur.
— Il est déjà parti ?
— Tu pensais qu’il allait rester ?
C’était devenu un homme plus dur, simplement en passant
d’une pièce à l’autre. Une certaine brusquerie avait remplacé son
comportement d’homme malade et las. Il décrocha son chapeau
du clou planté dans le mur et se dirigea vers la porte, suivi par le
regard de Marta. Elle demanda :
— Tu vas chez Bragg ?
— Oui. Marta… sois gentille avec Camrose.
— Pourquoi ? Pour qu’il continue à venir ici perdre son
argent ?
Il dévisagea sa femme et jaugea son attitude sombre et réservée. Il prit plaisir à répondre :
— Quand je serai mort, il pourrait faire un excellent mari.
— Au moins, rétorqua-t-elle, ce serait un mari.
Balance et Howison marchèrent en silence jusqu’en ville.
Quand le médecin bifurqua vers son cabinet, Howison lui lança :
— À demain pour une autre partie.
Balance s’arrêta, se retourna et secoua la tête.
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