Howison songea que le médecin était préoccupé par une chose dont il aurait
préféré ne pas parler et, à l’évidence, il dut surmonter ses hésitations pour prononcer enfin ces paroles :
— Non, Neil. Ni demain soir. Ni le soir suivant, ni aucun
autre soir.
— Vous arrêtez le poker ?
— À cette table, oui. Et je te conseille d’en faire autant.
— Cette conversation m’a ennuyé moi aussi, Doc. Mais c’était
passager.
— Neil, j’aimerais te dire une chose. Notre ami ne souffre
pas de phtisie.
— De quoi souffre-t-il, alors ?
— Justement. Il n’est absolument pas malade.
Howison brûlait d’envie d’interroger le médecin, mais avant
qu’il puisse le faire, Balance lui tourna le dos et repartit vers son
cabinet.
4
LA SECONDE FEMME
De toutes les habitudes de Logan Stuart, la plus immuable était
l’heure du lever, à quatre heures et demie. Pour un homme peu
méthodique comme lui, cette règle stricte était plus ou moins
une façon de se prouver à lui-même qu’il était capable de se
plier à la discipline s’il le décidait. Il n’existait qu’un seul autre
domaine dans lequel il testait délibérément sa volonté : pendant
un mois dans l’année, toujours en février, il arrêtait de fumer.
Ce matin-là, il se rasa et prépara son petit déjeuner alors que la
ville dormait encore, après quoi il traversa l’obscurité âcre du magasin pour aller ouvrir la porte. Un petit souffle d’air glacé le frappa,
accompagné d’odeurs sèches, suaves et vineuses. Le jour arrivait
sous forme de bandes de clarté de plus en plus larges venant de l’est,
tandis que les premiers échos de la ville qui s’éveillait étaient amplifiés par l’immobilité intense de l’aube : le bruit creux d’une hache
contre un billot, une porte de poêle qui claque, une toux grasse.
De la fumée s’échappait à la verticale des cheminées ; la poussière
grise qui couvrait la rue laissait voir un millier de traces troublées,
vestiges de l’animation de la nuit précédente, et un homme allongé
dans cette poussière dormait sans autre protection que les poils du
chien couché contre lui. Après l’avoir observé un moment, Stuart
identifia le dormeur, il s’agissait de John Steele.
Sous les toits des maisons, les hommes dormaient avec leurs rêves
communs, se réveillaient et partaient aux quatre vents, habités par
le même désir et la même excentricité, ils sentaient palpiter en eux
les mêmes espoirs matinaux et ils étaient portés par une sorte d’ambition. Certains étaient des hommes courageux, d’autres des crapules, certains étaient intelligents, d’autres idiots. Ils étaient égaux
uniquement parce qu’ils étaient faits de la même glaise et finiraient
par se dissoudre dans la même poussière ; pourtant, à cet instant,
il se sentait proche d’eux, conscient d’être tout ce qu’ils étaient.
De retour dans le magasin, Stuart s’assit au bureau de Henry
Clenchfield, alluma sa pipe et entreprit d’éplucher les factures, les
comptes et les registres de son entreprise de transport et de commerce implantée dans toute la moitié sud de l’Oregon : l’argent
qu’il devait et qu’on lui devait, les convois de mules disséminés
ici ou là, les marchandises en excédent et celles qui manquaient,
le foin et l’avoine dans la grange, les factures des réparations, la
poussière d’or reçue pour être expédiée et les bénéfices ainsi réalisés. Le dos voûté, il examina tout ça. Il possédait une excellente
mémoire pour les détails, il connaissait les caractéristiques de
chaque mule à son service et la charge qu’elle pouvait transporter, il connaissait tous les chemins détournés, les gués des rivières
et la composition de leur lit, il savait toujours trouver l’herbe et
l’eau les meilleures pour camper.
Stuart & Company avait débuté avec deux mules transportant
un poêle en amont de l’Applegate. Aujourd’hui, comme l’avait
souligné Clenchfield, la société possédait cent mille dollars de stock
et de matériel. C’était une entreprise individuelle, et l’essentiel,
c’était l’aventure, pas la réussite. La ville était totalement réveillée maintenant, le soleil avait fait son apparition. Dans la rue, il
entendit Vane Blazier lancer des jurons pour rassembler les bêtes
du convoi à destination de Scottsburg. Clenchfield entra, rasé,
impeccable et l’air revêche.
— Je suppose, dit Stuart, que le William Tell aura accosté et
déchargé à Scottsburg. Qu’est-ce qu’on peut prendre ?
— Pas de quincaillerie. De la toile de vichy, du savon, des
vêtements de laine s’ils en ont. Pour femmes. Mais n’achète pas
trop. Tu achètes toujours trop.
— On vend toujours trop.
— Ça va s’arrêter, tôt ou tard.
C’était une vieille discussion sans fin. Mais ce matin-là, elle
fut conclue par John Steele qui s’était arraché à la poussière avec
ses vêtements sales et déchirés. Du même âge que Stuart, Steele
était un jeune homme habituellement joyeux et sensible, mais
il avait débarqué en ville après un mois de prospection solitaire
et il s’était offert du bon temps. Il se tenait maintenant devant
Stuart, le moral en berne, le visage éraflé suite à une bagarre, et les
yeux injectés de sang. Il parvint à esquisser un petit sourire triste.
— Faut croire que je me suis bien amusé, mais je me souviens
plus de rien.
1 comment