Celui-ci voulait son avis. Comme
Stuart ne disait rien, son visage se durcit légèrement.
— À qui puis-je faire confiance, alors ?
— Je ne sais pas, répondit Stuart.
— Hier soir, Balance m’a annoncé qu’il avait décidé de ne plus
aller jouer aux cartes chez Lestrade et il m’a suggéré de suivre son
exemple. Que se passe-t-il, Logan ?
Stuart ralluma sa pipe et, l’espace d’un instant, Howison entrevit son expression ; elle ressemblait à celle qu’il avait affichée la
veille face à Honey Bragg : attentive, mais délibérément neutre.
— Pour deux mille cinq cents dollars, Neil, tu as le droit de
soupçonner qui tu veux.
— Balance m’a également dit que Lestrade ne souffrait pas de
phtisie et qu’il n’était pas vraiment malade.
— Et alors ? demanda Logan.
Face à cette absence de surprise, Howison grommela :
— Suis-je le seul à être aveugle ici ?
Il comprit qu’il n’en apprendrait pas plus de la bouche de
Stuart, alors il ajouta :
— J’ai envie d’envoyer Bill Brown de nouveau, avec une faible
quantité d’or, comme appât. À chaque fois, j’en informerai une
personne de moins dans le groupe, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un
seul homme.
— Bonne idée.
— Mais supposons que ça ne soit pas le bon ?
Stuart mena son cheval au-dehors et monta en selle. Il abaissa le
bord de son chapeau pour se protéger du soleil éclatant qui rasait
le sol en venant de l’est et il regarda la chaîne de montagnes au loin.
— Même si ce n’est pas le bon, Neil, cet homme sera quand
même un voleur.
— Sale boulot.
— Oui. Pour ta gouverne, sache que j’ai arrêté de jouer au
poker chez Lestrade la semaine dernière.
Il emboîta le pas aux mules qui, après avoir traversé la partie
plate de la ville, gravissaient maintenant le flanc d’une crête et la
contournaient lentement en direction du nord-est.
À la sortie de Jacksonville, la piste franchissait la pointe des
contreforts qui bordaient la vallée. C’était là que se dressait Table
Rock avec son spectaculaire plateau et, au premier plan, la silhouette rectangulaire de Fort Lane. À partir du fort, la vallée se
scindait en vallons semblables à des doigts, absorbés à leur tour
par la masse imposante des Cascades. Ici et là, on apercevait, au
loin, la maison de rondins d’un colon, solitaire et minuscule.
Ils traversèrent la Rogue avec le bac et suivirent la piste au milieu
des saules, des pins et des chênes. Les trois hommes – Stuart, Blazier et Murrow – demeuraient aux aguets car ils avançaient sur la
réserve indienne qui, même si elle paraissait déserte, abritait les
imprévisibles Rogues aux motivations obscures. En milieu d’après-midi, le convoi s’arrêta sur la propriété de Dance, où Caroline
leur servit du babeurre contenu dans un vieux pichet Wedgwood.
Elle observa Stuart avec un sourire songeur pendant qu’il buvait.
— Scottsburg ? dit-elle. Tu voyages beaucoup, Logan.
— Quand auras-tu vingt ans, Caroline ?
Elle le regarda en essayant de deviner le sens de cette question. Derrière sa réserve, une allégresse se manifesta soudain et
ses lèvres reflétèrent ce changement.
— J’ai déjà vingt ans, répondit-elle.
— Tu es très vieille alors, dit Stuart et il remonta en selle pendant que Blazier et Murrow alignaient les mules.
Caroline était habituée à ses taquineries : elle y répondait généralement par un sourire plein d’assurance et parfois par une gaieté
distante, au diapason de l’attitude de Stuart. Mais c’était une
fille foncièrement sérieuse et ce sujet l’était également à ses yeux.
— Oui, répondit-elle. Je suis vieille depuis presque trois ans.
Quelle tristesse. Je suis en retard pour fonder une famille.
Il croisa les mains sur le pommeau de sa selle.
— Allons, Caroline, tu n’as que l’embarras du choix dans la
vallée. Je pourrais te citer une douzaine d’hommes, au pied levé.
— Moi aussi, concéda-t-elle, mais ce n’est pas une chose qui
se décide à “am stram gram”, hein ?
Ses yeux étaient d’un gris cendré, ils le regardaient avec une
attention sans faille, pour voir s’il se moquait d’elle, et de nouveau, une sorte d’excitation intérieure les animèrent.
— Il est temps de repartir, Logan, murmura-t-elle. Le soir
approche et j’ai du beurre à faire.
Debout devant la maison, les mains jointes sur son tablier, elle
le regarda s’en aller, et quand, juste avant de pénétrer dans les bois
sombres qui marquaient le début de la difficile traversée des montagnes Umpqua, il se retourna pour lui adresser un signe de la main,
elle leva la sienne pour répondre, mais lentement, avec une certaine
hésitation, comme si elle n’était pas sûre que ce soit bien. Son père,
qui se trouvait non loin de là, remarqua ce geste et vint vers elle.
— Il te plaît, Caroline ? demanda-t-il.
— Je crois, répondit-elle très calmement.
Dance frotta ses joues barbues et observa sa fille avec l’envie
de lui donner un conseil approprié. Pas facile alors que cette fille
était devenue femme trop jeune, aussi mûre que sa propre épouse.
— Si tu veux attraper un homme, dit-il, tu dois y mettre du tien.
Elle regardait encore les bois où le convoi de mules avait disparu. La clochette de la bête de tête émettait son tintement musical, de plus en plus faiblement.
— Je ne voudrais pas d’un homme que je serais obligée d’attraper.
— Mais si, voyons. Tu l’attrapes et il t’attrape. Tu dois faire
ta part du travail. Un homme croit toujours que c’est lui le chasseur, mais en vérité, c’est la femme qui l’attire avec une corde,
sans qu’il le sache.
Caroline regarda son père d’un air solennel.
— C’est comme ça que tu as eu maman ?
— Je me suis battu pour l’avoir, répondit-il aussitôt.
Prenant conscience de la contradiction dans son discours, il
laissa échapper un rire joyeux.
— Ma, ta mère, m’a adressé des signes pour me dire que je
pouvais continuer et me battre. Un homme a besoin de signes.
— Oui, peut-être.
Derrière l’expression posée, une impatience de petite fille
s’éveilla et s’exprima confusément.
Quatre jours et demi après avoir quitté Jacksonville, le convoi
de Stuart atteignit l’extrémité de la partie navigable de l’Umpqua. À cet endroit, la rivière, qui cherchait la mer, avait creusé
une entaille à travers la chaîne côtière, ne laissant qu’une étroite
bande de prairie entre la montagne et l’eau. C’était là, sur ce site
plat et exigu, que se situait Scottsburg, dont le groupe de maisons avait surgi grâce à l’essor du transport à dos de mules. Le
William Tell était à quai, une passerelle menait à la porte arrière
du magasin Poole & Hutchinson.
Stuart effectua ses achats parmi les marchandises du bateau, chargea ses mules et attaqua aussitôt le trajet du retour. Depuis son départ
de Jacksonville, la remarque de Johnny Steele concernant le coffre de
Camrose ne l’avait pas quitté, et maintenant qu’il rentrait au bercail, il devait affronter un problème qu’il avait longtemps esquivé.
Dans ce pays, la plupart des hommes étaient brutaux, simples
et directs car ils n’avaient guère le choix. Parmi ses amis, seul
George s’accrochait à son raffinement, à son léger cynisme et à sa
personnalité complexe.
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