Il tomba de l’étroite passerelle de planches et s’enfonça dans la boue jusqu’en haut de ses bottes en poussant un violent juron. Arrivé devant l’hôtel, il s’arrêta et lâcha un “Bonne chance”. Dans la lumière qui filtrait par l’encadrement de la porte, Stuart remarqua que van Houten tenait son pistolet au poing, chien armé, depuis le bureau.

— Gardez les pieds au sec, lui conseilla Stuart, et il le regarda disparaître en trois enjambées tant la nuit était noire.

Il traversa le hall de l’hôtel et gravit l’escalier d’un pas lourd. Il s’arrêta sur le palier, puis se dirigea vers la chambre de Lucy Overmire. Il frappa à la porte et entendit sa voix, toujours calme, lui dire d’entrer.

Postée devant la fenêtre, elle se retourna pour le regarder en affichant ce même jugement réservé qu’il avait déjà remarqué.

— Non, dit-il, ce n’était pas une femme.

— Pourquoi ne pas l’avoir dit, alors ?

— C’est George que tu vas épouser, pas moi. Pourquoi devrais-je te dire où je vais ?

Et soudain, voilà qu’ils riaient l’un de l’autre. Lucy traversa la chambre, l’éclairage faisait briller ses joues. Elle leva les yeux vers lui et s’exprima avec un mélange de brusquerie et de douceur.

— Je ne voudrais pas qu’une femme se paie ta tête, Logan.

— Tu interroges George de cette façon ?

— Pourquoi ? L’idée ne m’est jamais venue de douter de lui.

— Je suis flatté par cette distinction, dit-il sèchement.

— George est moins vulnérable que toi avec les femmes. Il les juge plus sévèrement. Il y a trop de compassion en toi, Logan. Tu es une proie facile.

— Vraiment ? Pourtant, il est fiancé, et pas moi.

— Qu’y a-t-il dans ces sacoches ?

— Des pièces d’or.

— Je t’ai observé de la fenêtre. Un homme se tenait au coin d’Alder Street quand tu es passé. Il t’a suivi en marchant dans la boue.

— Bonne nuit, Lucy, dit-il et il quitta la chambre.

Le bruit montait énergiquement du hall et du saloon. De retour dans sa chambre, Stuart glissa les sacoches sous le matelas, à la tête du lit. Il se déshabilla en gardant son sous-vêtement en coton, but l’eau du broc et coinça une chaise sous la poignée de la porte. Il n’y avait pas de loquet aux deux fenêtres, mais elles étaient situées à plus de cinq mètres du sol, donc aucune inquiétude à avoir. Il mit son revolver sous l’oreiller, éteignit la lumière et resta allongé sur le dos, à écouter les coups de fouet réguliers de la pluie contre l’hôtel. Par moments, une rafale de vent plus violente que les autres secouait tout le bâtiment. Il pensa à Lucy, debout dans sa chambre, une femme plus belle qu’aucun homme ne saurait l’espérer ; il repensa à son visage éclairé par son rire, et au son de ce rire, il repensa à la fixité de son regard parfois, aux profondeurs qui abritaient les choses étranges qu’elle ressentait. Et il s’endormit…

C’était un homme qui dormait sans rêver, et qui avait le sommeil léger. Et donc, quand un souffle de vent froid caressa l’arrière de son crâne, il ouvrit aussitôt les yeux. Il était couché dos à la fenêtre latérale, les bras sous les couvertures, si bien qu’il ne pouvait pas atteindre aisément son revolver. Il y eut un léger bruit de glissement dans la chambre et le sifflement d’une lourde respiration masculine. Celle-ci faiblit un court instant, avant de s’amplifier, et Stuart sentit une main ramper timidement sur le bord du lit. Il visualisa la position de l’homme, se redressa d’un bond et saisit l’ombre massive devant lui. Ses bras se refermèrent autour d’un corps épais, mais il fut arraché du lit par la rapide volte-face de l’intrus, et il se retrouva sur ses pieds. Il s’accrocha. Le haut de son crâne heurta le menton de l’homme et il l’entendit craquer ; l’avant-bras de l’intrus s’abattit sur sa nuque avec la force d’une matraque. Sonné, il bascula à la renverse, sur le lit. Il releva les jambes et balança ses pieds dans le ventre de l’homme, au moment où celui-ci allait se jeter sur lui. Une violente douleur lui vrillait le crâne, des éclairs lumineux dansaient devant ses yeux. Il entendit l’homme reculer en titubant et étouffer un juron. Stuart glissa la main sous son oreiller afin de s’emparer de son arme.