Il se redressa sur le lit pour viser. Il tira en direction de l’ombre mouvante et, dans la seconde suivante, l’homme traversa la chambre à toutes jambes, plié en deux, et se jeta par la fenêtre, emportant le châssis et le verre avec lui.

Stuart l’entendit tomber dans la ruelle en dessous. Mais quand il se pencha à la fenêtre, il ne vit rien dans la bande d’obscurité. Il capta néanmoins les derniers échos d’un bruit de pas qui couraient dans la boue, en direction du fleuve.

Le vent froid s’engouffrait par la fenêtre et il y avait du raffut dans le couloir. La chaise qui bloquait la porte se renversa et la porte s’ouvrit à la volée, laissant entrer la lumière jaunâtre d’une lampe fixée au mur. Un homme passa la tête à l’intérieur de la chambre.

— Qu’est-ce qui se passe ici, bon sang ?

— Rien, répondit Stuart. Fermez la porte et allez-vous-en.

La porte se referma, bloquant le violent courant d’air. Stuart demeura immobile un instant, en remuant lentement le cou de droite à gauche. “Drôle de personnage, pensa-t-il. Il avait un bras épais comme une bûche de chêne. Il a bien failli me briser la nuque.” Il s’assit sur le lit et s’allongea en douceur à cause de la douleur incessante dans sa tête. Couché sur le dos, il contempla le plafond noir. “C’était peut-être Bragg, pensa-t-il. Oui, peut-être.”

La porte se rouvrit et la voix de Lucy, légèrement inquiète, traversa la chambre :

— Logan.

La lumière du couloir l’éclairait faiblement et il vit sa longue silhouette enveloppée dans son peignoir, ses cheveux tressés qui tombaient dans son dos. Il aperçut la forme floue de son visage quand elle marcha vers le lit et se pencha au-dessus de lui.

— Logan.

— C’est rien du tout. Il a fichu le camp. C’était une tentative ratée.

Sa tête ne lui faisait plus mal, le martèlement avait cessé de manière aussi soudaine qu’il avait commencé et maintenant il se sentait bien.

— Sors d’ici, Lucy.

Elle demeura immobile de la tête aux pieds, et continua à le regarder.

— Tu es blessé ?

— Non. Va-t’en.

Il la regarda marcher à reculons, il la vit faire demi-tour puis se retourner un court instant, avant de fermer la porte.

2

 

L’HOMME DE LUCY

 

Ils quittèrent Portland à 6 heures, chevauchant sous une pluie battante, prirent le bac et traversèrent le crépuscule dense de la forêt de sapins jusqu’au comté de Clackamas. Au-delà d’Oregon City, ils débouchèrent dans l’étendue plate de la Willamette Valley, bordée à l’est par les Cascades et à l’ouest par la Coast Range. Au loin apparaissaient quelques ranchs solitaires, bas et sombres dans le brouillard de pluie, et de temps à autre, le chemin de boue contournait le porche d’un commerce ou une cabane en bois brut faisant office de taverne pour les voyageurs. Au soir d’une journée pleine de larmes, ils atteignirent Salem, dont les quelques maisons constituaient l’excroissance d’une mission méthodiste, et c’est là qu’ils dormirent.

La pluie persista, faisant paraître la vallée plus verte encore à leurs yeux, tandis qu’ils poursuivaient leur route vers le sud. Ils traversèrent la rivière Santiam à Syracuse City et passèrent leur deuxième nuit au Harris Claim. Le troisième jour les vit traverser la Skinner et descendre vers le cœur de la vallée qui allait en s’étrécissant. Le quatrième jour, ils franchirent les crêtes rocailleuses et boisées de la Calapooia, en empruntant un chemin militaire, et poussèrent jusqu’à la maison de Jesse Applegate. Les sapins sombres commencèrent à céder du terrain devant les chênes, les arbousiers et les pins, la pluie s’arrêta, la terre se réchauffa et prit une couleur brune. Ils voyageaient vite, dépassant des chariots surchargés de meubles et d’objets appartenant à des colons, puis ils tombèrent sur des convois de mules et des cavaliers solitaires. Le cinquième jour, ils traversèrent le fleuve Umpqua à la hauteur de l’entrepôt d’Aaron Roses, et en fin d’après-midi, ils atteignirent une petite colonie installée à l’entrée étroite d’un canyon, dont les parois de plus en plus raides étaient tapissées d’arbres. Tout autour d’eux, le paysage était écrasant et accidenté.

Cliff Anslem sortit de sa maison en rondins au moment où Stuart descendait de cheval.

— Un orpailleur tué en haut de Graves Creek, y a deux soirs de cela, annonça Anslem. Un coup des Indiens de Limpy à mon avis. Un détachement de la cavalerie est quelque part dans le canyon maintenant, sous les ordres de ce jeune type, Bristow. Les convois de mules passent par deux pour des raisons de sécurité. Demain matin, tu ne manqueras pas de compagnie.

— Trop lent, dit Stuart avant de se tourner vers la jeune femme. On va chevaucher de nuit pour arriver chez les Dance au lever du jour, si tu t’en sens capable.

Lucy hocha la tête et entra dans la maison pendant qu’Anslem conduisait les chevaux dans l’enclos.

Quatre ou cinq maisons en rondins étaient disséminées dans cette petite prairie au pied des collines accidentées et un courant venteux ininterrompu s’échappait du canyon, froid et agité. Un dernier rayon de soleil se déversait sur la prairie, renforçant l’âcreté du foin naturel.