La voix de la jeune femme lui parvint, faible et prudente :

— Tu es heureux seulement quand tu bouges.

— Écoute ! dit-il.

Il lui semblait entendre une rumeur ininterrompue dans la nuit. Bien au-delà de la prairie – à plus d’un kilomètre –, un groupe se déplaçait. Les chevaux étaient figés, têtes dressées, à l’affût ; ils respiraient plus fort, ils flairaient une chose intéressante. Puis le bruit s’arrêta.

Après avoir traversé à gué un cours d’eau peu profond, ils pénétrèrent dans la prairie. Les saules au bord de l’eau dansaient paresseusement dans la brise et la rivière dessinait une traînée pâle, tortueuse. Bientôt, l’obscurité écrasante des montagnes se referma sur eux et ils commencèrent à gravir un chemin aveugle entre d’immenses colonnes de sapins immobiles. Stuart s’arrêta de nouveau pour permettre aux chevaux de se reposer.

Lucy dit :

— Une maison, un bureau ou une femme… au bout d’une semaine, tu te lasses de toutes ces choses. Tu arrives à Jacksonville, tu y passes la nuit et tu repars.

— C’est mon métier qui veut ça.

— Tu voyages pour ton métier… et juste pour le plaisir de voyager.

— Comment se fait-il que tu saches autant de choses sur moi ?

— Toute femme qui observe un homme pendant deux ans sait forcément des choses sur lui.

— Tu en sais plus sur moi que je n’en sais sur toi.

— Les femmes sont toujours plus observatrices… et elles s’intéressent plus.

Il fit faire demi-tour à son cheval, prit les rênes de la monture de Lucy et quitta la piste. Au-dessus d’eux, un son s’amplifia jusqu’à devenir le galop d’un cavalier solitaire qui traversait ce couloir aveugle sans prendre garde. Ils auraient pu le toucher en tendant le bras. Il chantonnait en chevauchant, comme pour rompre sa solitude. Ils l’entendirent dévaler la pente et, longtemps après, Stuart et Lucy perçurent encore le martèlement des sabots de son cheval dans la prairie en contrebas. Ils revinrent sur la piste. Il n’avait pas oublié la question de la jeune femme ; il y pensa longuement en chemin.

— Je veux que mes affaires prospèrent, dit-il enfin. Je veux voir un convoi de mules Stuart & Company sur toutes les routes. Quand les diligences arriveront jusqu’ici, je veux que ce soit des diligences Stuart & Company. Disons que je suis ambitieux.

— Ce n’est pas l’ambition qui peut te motiver à ce point. Tu n’es pas heureux. Quelque chose te tracasse. Une chose que tu recherches, peut-être, ou qui ne te satisfait pas.

Stuart continua à chevaucher sans répondre, concentré à la fois sur cette conversation et sur les bruits, les sensations qui l’entouraient. Il entendit la voix de Lucy, faible et douce, sérieuse, à travers l’obscurité :

— C’est une femme ?

— Maudit soit George Camrose qui m’a fait une telle réputation, murmura-t-il. Pourquoi faut-il que ce soit toujours une femme qui empêche un homme de dormir la nuit ?

— Le moment venu, fais en sorte que ça ne soit pas une femme ordinaire. Que ça ne soit pas une femme calme.

— Pourquoi donc ?

— Tu finirais par la haïr.

Après cet échange, ils chevauchèrent en silence, bien au-delà de minuit, durant les heures les plus noires, suivant la piste qui ne cessait de gravir les montagnes, alors que sur leur gauche un canyon, qu’ils sentaient plus qu’ils ne le voyaient, s’enfonçait sous eux. Soudain, ils entrevirent l’éclat d’un feu, tout au fond.

— Ed Blackerby, murmura Stuart.

L’air était rare et froid, l’odeur de la montagne de plus en plus forte ; c’était une nature sauvage qui se déversait d’étendues inconnues, d’endroits jamais explorés depuis le début des temps. À un moment donné, un peu avant les premières lueurs de l’aube, Stuart s’arrêta pour un repos plus long. Il souleva Lucy par la taille pour l’aider à descendre de cheval ; elle bascula contre lui de tout son poids et, l’espace d’un instant, elle demeura passive entre ses bras, puis elle tendit son visage vers lui, si près qu’il y vit de la lassitude. Il la lâcha et recula d’un pas, vers sa selle, pour détacher le manteau fixé derrière le troussequin. Il l’étala sur le sol et regarda la jeune femme s’y coucher en chien de fusil. Il s’accroupit et ramena les pans du manteau sur elle, tout en cherchant sa pipe dans une des poches. Il coinça le tuyau froid entre ses dents pendant qu’il écoutait les bruits de la forêt, les murmures fugitifs autour de lui, les sifflements des broussailles dérangées, les frottements des pas feutrés, le bruissement velouté des ailes, tous les sons de cette terre énorme.

Lucy dormait à poings fermés quand il se pencha vers elle, une demi-heure plus tard, et posa sa main sur sa joue.

— Lucy, dit-il et il l’entendit répondre dans son sommeil.

Son nom était un écho agréable, doux sur sa langue. Il le répéta, “Lucy”, et la regarda se redresser et tourner la tête dans l’obscurité.

Après l’avoir aidée à remonter sur son cheval, il roula son manteau et l’attacha solidement sur sa selle. Ils reprirent leur longue route en traversant d’un pas régulier les premières heures, le moment calme du monde, suivant les lacets et les déclivités de la piste, descendant dans des vallons, gravissant des pentes abruptes, avant de replonger de manière soudaine. La lune, blême et inutile durant la nuit, disparut derrière les crêtes écrasantes à l’ouest et l’obscurité se fit plus profonde encore.