C’était le moment qui précède l’aube, quand la vitalité de chaque chose se consumait par à-coups, en hésitant. Peu à peu, Stuart commença à sentir la proximité des grands espaces. Le poids des arbres se faisait moins écrasant sur ses épaules et le premier plan pâlissait, jusqu’à ce que la piste émerge enfin des bois pour descendre en longues boucles vers la plaine. Juste avant le lever du jour, il aperçut une lumière solitaire qui brillait au loin.

L’aube perçait quand il arriva devant la maison en rondins de Ben Dance et aida Lucy à descendre de cheval. Les chiens aboyaient autour de lui et l’odeur du feu de bois et du café flottait dans l’air raréfié. La porte de la maison s’ouvrit, un flot de lumière jaune se déversa au-dehors, un homme franchit le seuil d’un pas rapide et s’en écarta. Il tenait un fusil au creux du bras, prêt à servir. Quand il reconnut les deux visiteurs, il les accueillit de sa voix puissante :

— Entrez, entrez. Le petit déjeuner vous attend. Asa, viens t’occuper des chevaux.

Lucy pénétra directement dans la maison. Stuart s’attarda un instant au-dehors, avec ses sacoches sur l’épaule, pour regarder le jour se répandre sur les cimes des montagnes à l’est ; il avançait par vagues informes, s’étendait comme un brouillard peint à l’aquarelle, il dégoulinait des hauts sommets et coulait dans les pentes, entre les replis de la colline noire. Le ciel bleuissait, les étoiles s’éteignaient lentement. Le petit Asa emmena les chevaux.

— Le jeune lieutenant est passé par ici aujourd’hui, dit Dance.

— Un orpailleur a été tué.

— C’est calme pour cette époque de l’année.

Stuart se baissa pour franchir la porte de la maison et se retrouva face à un feu de cheminée éclatant. Il y avait une table, à laquelle était assise Lucy, en compagnie de deux autres fils de Dance qui mangeaient sans lever la tête. Mme Dance, quarante ans à peine, retourna au-dessus d’une assiette un moule contenant un pain de maïs et adressa un bref sourire à Stuart.

— Quoi de neuf à Portland, Logan ?

— Un millier de personnes et la pluie.

— Ah, fit Mme Dance en secouant la tête. (Elle avait la peau mate et de jolis traits, simples.) Comment est-ce qu’on peut vivre au milieu de toute cette foule ?

Dance avait une question lui aussi :

— Tu veux que je change vos chevaux maintenant ?

— On va dormir jusqu’à midi.

— Caroline ! s’écria Dance. Prépare les lits.

Une fille sortit de la pièce voisine, salua Lucy d’un hochement de tête et s’attarda un peu plus longtemps sur Stuart. Son “Bonjour”, prononcé d’un ton neutre, s’adressa aux deux. Âgée d’une vingtaine d’années, elle possédait les yeux bleus et l’épaisse chevelure châtain clair de sa mère. Ses avant-bras potelés étaient nus, sa bouche était calme et pleine.

— J’ai quelque chose pour toi, dit Stuart.

— Quoi donc ? demanda la fille.

— Si tu portes ta robe marron à midi, je te le donnerai.

Caroline Dance pencha la tête sur le côté pour l’observer et un intérêt grandissant apparut sur ses lèvres.

— Peut-être, répondit-elle, sceptique, et elle quitta la pièce.

Lucy se leva après avoir terminé son petit déjeuner et se rendit dans la pièce voisine. Stuart traîna encore un peu, avec son café et sa pipe. Les deux fils Dance se levèrent de table eux aussi et s’en allèrent en silence, tels de jeunes chiens de chasse qui ont flairé une piste fraîche. Leur père s’assit un instant pour raconter les rumeurs de la semaine, après quoi Stuart vida sa pipe et passa à son tour dans l’autre pièce. Elle contenait trois lits, le sol en terre était couvert d’une carpette faite de chutes de tissus. Lucy dormait déjà, les mains jointes devant le visage. Il l’observa, puis s’allongea sur le lit voisin.

 

À midi, trois chevaux et non deux attendaient devant la maison. Caroline Dance était assise sur la selle du troisième quand Stuart et Lucy sortirent de la maison. Dance fournit l’explication de sa voix vigoureuse :

— Ma envoie Caroline chez les Megarry. Le moment est venu pour la mère Megarry.

Mme Dance sortit de la cabane avec un gros ballot qu’elle tendit à Caroline.

— Il y a tout ce qu’il te faut.

Stuart demanda :

— Vous voulez que je leur envoie le Dr Balance en arrivant à Jacksonville ?

Caroline secoua la tête. Elle portait sa robe marron et s’était coiffée.

— Je peux faire le nécessaire, dit-elle.

— Évidemment, renchérit Mme Dance, surprise que cette question puisse se poser.