Pour Baudelaire, il faut sortir de la beauté normative des siècles passés et découvrir dans le monde contemporain, jusque dans ses tréfonds, ses impasses et ses fanges, la matière d’une beauté nouvelle. Se détournant du passé et délaissant la majesté des modèles antiques, l’artiste moderne tente de capter cette « beauté particulière, la beauté des circonstances et le trait des mœurs ». Il se concentre sur le monde qu’il habite et qui mérite bien qu’on lui prête toute son attention : « Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent. »

Cette dignité nouvelle conférée à l’actualité témoigne de la posture participative de l’artiste qui, loin de vivre retiré dans sa tour d’ivoire, arpente les allées d’une société à laquelle il se sent pleinement lié. Il est en phase avec son époque, aime se mêler à la foule, s’y égarer, et sans doute plus encore l’observer. Il saisit sur le vif les événements du jour, anodins ou éclatants, interlopes ou officiels, il les croque avec intensité avant de transmettre très vite son « ébauche parfaite » à la presse qui se chargera de la diffuser.

Le monde réel l’attire d’autant plus qu’en ses territoires s’exacerbe la « pompe de la vie ». Constantin Guys, « très voyageur et très cosmopolite », est attiré par les espaces du pouvoir, du plaisir et de la dépense. Il se rend là où l’on impose sa force, où l’on s’offre aux yeux d’autrui, où l’on s’adonne à la galanterie. Ainsi accorde-t-il sa préférence aux scènes de guerre et de fêtes. Correspondant pour la presse, il se lance dans une carrière de dessinateur reporter : il visite ainsi les campements et les champs de bataille de la guerre de Crimée qu’il restitue en « tableaux vivants et surprenants, décalqués sur la vie elle-même », et les galeries parisiennes « où l’exubérance de la jeunesse fainéante se donne carrière ».

Élargissant le champ de l’esthétique au-delà du cercle des arts et des lettres, Baudelaire fait l’éloge de la mode, pratique artificieuse par excellence. D’où l’apparition de la femme élégante (comédienne ou courtisane) et du dandy. Il vante la parure, la toilette et le maquillage comme autant d’efforts de la femme pour s’affranchir de sa naturalité corporelle de femina simplex83, pour conquérir sa dignité charmante et toucher au divin. Dès lors qu’il ne cherche pas le naturel en masquant les menus défauts du visage mais qu’au contraire il s’exhibe comme artifice, le maquillage prémunit la femme contre la vulgarité.

Plus encore que dans son journal intime Mon cœur mis à nu, c’est dans Le Peintre de la Vie moderne que Baudelaire expose les traits d’une philosophie du dandysme, à laquelle il a réfléchi depuis 1855. La figure du dandy arrive d’Angleterre avec l’arbitre des élégances londoniennes, George Brummell, à qui Barbey d’Aurevilly consacre dès 1845 un essai84. Si, grâce à l’impulsion baudelairienne, elle va amplement se déployer sur la scène culturelle française et européenne jusqu’à se prolonger dans celle du décadent fin-de-siècle, une telle figure déborde toutefois ces limites conjoncturelles et se manifeste de tout temps (Baudelaire mentionne Catilina et César) et en tout lieu (on la retrouve même dans les contrées moins civilisées d’Amérique du Nord).

Baudelaire définit le dandy par son environnement social et culturel (le luxe, l’oisiveté, la high life) et par son mépris à l’égard du trivial et de l’utile. Le dandy éprouve un attachement à soi esthétique tout autant que moral. Cultivant « l’idée du beau dans [sa] personne », il se définit avec orgueil par sa différence, c’est-à-dire par une distinction qu’il construit bien sûr dans sa relation aux autres, mais aussi à lui-même, « il est un duel cristallisé en un unique individu, une sélection de soi-même par rapport à la foule intérieure85 ». Le dandysme est un stoïcisme ; le dandy est un ascète de l’identité qu’un incessant travail sur soi conduit au sentiment d’appartenir à une aristocratie spirituelle, à une élite crépusculaire : « Le dandysme est un soleil couchant ; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie. »

Malgré le sentiment diffus d’un monde lourdement obscurci, Baudelaire ne cède ni au scepticisme ni à un pessimisme monochrome. Il croit avec ferveur aux pouvoirs de la sensation et de l’imagination, cette imagination qu’il a définie comme « la reine des facultés86 ». C’est du côté de la maladie vaincue et de l’enfance qu’il situe l’artiste moderne, qui possède l’avidité de vivre des convalescents ainsi qu’une candeur réinventée : le génie n’est autre que « l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique ». Constantin Guys se tourne ainsi avec enthousiasme vers les formes de vie qui l’émeuvent et l’enchantent. Il possède à la fois une « ivresse de crayon, de pinceau » et une « contention de mémoire résurrectioniste » qui traduisent avec acuité les formes du monde actuel. Il peint autant d’après mémoire que face à son modèle, il laisse jouer son imagination tout en lui tenant la bride.

Par souci d’un vrai qui diffère de la simple adéquation au réel, l’artiste, loin de chercher à imiter la nature, prend ses distances avec elle. Assumant un certain artificialisme, il fait la guerre au modèle naturel. Baudelaire, qui reste hanté par l’idée du péché originel, estime que « le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel ». S’en éloigner par l’art ou l’artifice est un exercice qui exige donc un effort de résistance morale : « Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d’un art. »

Par ailleurs, Baudelaire ne rabat pas la notion de modernité sur le seul intérêt pour la vie moderne, au sens de vie contemporaine. Il intègre l’esthétique qu’il veut promouvoir dans une dualité constitutive dont le retour au présent n’est qu’une des faces. Le beau moderne ne se résorbe pas dans la sensibilité à la vie éphémère, même rehaussée de distinction et de bizarrerie, même perçue à travers l’éclat de l’action militaire, des pratiques festives, ou de la vie élégante. Baudelaire rattache en effet « la vie extérieure d’un siècle », le sien, à un pôle permanent que l’œuvre se doit de suggérer. L’intérêt pour l’actualité n’est que l’envers d’une médaille dont l’avers est l’éternité.

Baudelaire évoque ainsi le mystérieux dosage de la beauté moderne : « Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. » La beauté n’est pas plus la représentation de la vie ici et maintenant que l’expression d’un idéal intemporel, toutes deux indispensables mais insuffisantes seules : elle se trouve dans leur combinaison. Loin de constituer un pis-aller aux allures de compromis, cette mixité du présent et de l’éternité est radicale dans la mesure où, refusant « le confort ou le leurre du temps historique »87, elle tend à court-circuiter l’Histoire, à échapper à son emprise.

Une telle esthétique se trouve bien sûr adossée à une métaphysique : « La dualité de l’art est une conséquence fatale de la dualité de l’homme », le beau qui s’épanouit comme fleur du Mal est corps et esprit, vitesse et constance, il est spleen et idéal, relatif et absolu, singulier et universel. À travers l’incarnation discrète de Constantin Guys, la modernité artistique s’éloigne de tout académisme pour extraire la beauté du transitoire, du mondain, du frivole.