Kongre occupait la cabine du capitaine Pailha à droite, et Carcante celle du second à gauche du carré.
À plusieurs reprises, ils vinrent sur le pont observer l’état du ciel et de la mer, s’assurer que, même au plein de la marée, la Maule ne courait aucun risque, et que rien ne retarderait le départ du lendemain.
En effet, le lever du soleil fut superbe. À cette latitude, il est rare de le voir apparaître au-dessus d’un horizon si net.
Dès la première heure, Kongre débarqua avec le canot, et, à travers un étroit ravin, presque à l’amorce du cap Saint-Barthélemy, il gagna l’arête de la falaise.
De cette hauteur, son regard put parcourir un vaste espace de mer sur les trois quarts du compas. À l’est seulement il rencontrait les masses montagneuses qui s’élèvent entre le cap Saint-Antoine et le cap Kempe.
La mer, calme dans la région du sud, était assez houleuse à l’ouvert du détroit, parce que le vent prenait de la force et tendait à fraîchir.
Du reste, pas une voile, pas une fumée au large, et, sans doute, la Maule ne croiserait aucun navire pendant sa courte traversée jusqu’au cap San Juan.
Le parti de Kongre fut aussitôt résolu. Craignant avec raison qu’il ne ventât grand frais, et désireux avant tout de ne pas fatiguer la goélette, en l’exposant aux houles du détroit, toujours dures lors du renversement de la marée, il se décida à longer la côte méridionale de l’île, et à gagner la baie d’Elgor en doublant les caps Kempe, Webster, Several et Diegos. Que ce fût par le sud ou par le nord, la distance était à peu près égale d’ailleurs.
Kongre redescendit, regagna la grève, se dirigea vers la caverne, constata qu’aucun objet n’y avait été oublié. Rien ne décèlerait donc la présence d’une troupe d’hommes sur l’extrémité ouest de l’Île des États.
Il était un peu plus de sept heures. Le jusant, qui commençait déjà, favoriserait la sortie de la crique.
L’ancre fut aussitôt ramenée au bossoir, puis on hissa la trinquette et le foc, qui, avec cette brise du nord-est, devaient suffire à pousser la Maule en dehors des bancs.
Kongre tenait la barre, tandis que Carcante veillait à l’avant. Dix minutes, il n’en fallut pas davantage pour se dégager du semis des récifs et la goélette ne tarda pas à ressentir un peu de roulis et de tangage.
Sur l’ordre de Kongre, Carcante fit établir la misaine et la brigantine qui est la grande voile dans le gréement d’une goélette, puis hisser le hunier à bloc. Ces voiles amurées et bordées, la Maule mit le cap au sud-ouest grand largue, afin de doubler l’extrême pointe du cap Saint-Barthélemy.
En une demi-heure, la Maule en eut contourné les roches. Elle lofa alors en grand et prit direction vers l’est, de manière à serrer le vent au plus près. Mais il favorisait sa marche, sous l’abri de la côte méridionale de l’île, que le bâtiment gardait à trois milles au vent.
Entre temps, Kongre et Carcante purent reconnaître que ce léger navire se comportait bien sous toutes les allures. Assurément, pendant la belle saison, on ne courrait aucun danger à s’aventurer sur les mers du Pacifique, après avoir laissé en arrière les dernières îles de l’archipel magellanique.
Peut-être Kongre aurait-il pu arriver à l’entrée de la baie d’Elgor dans la soirée, mais il préférait s’arrêter en un point quelconque du littoral avant que le soleil n’eût disparu derrière l’horizon. Il ne força donc pas de toile, il ne se servit ni du petit perroquet de misaine, ni du flèche du grand mât, et se contenta d’une moyenne de cinq à six milles à l’heure.
Pendant cette première journée, la Maule ne rencontra aucun navire, et la nuit allait se faire lorsqu’elle vint relâcher à l’est du cap Webster, ayant effectué à peu près la moitié de sa traversée.
Là s’entassaient d’énormes roches et s’élevaient les plus hautes falaises de l’île. La goélette mouilla à une encablure du rivage dans une anse couverte par la pointe ; un bâtiment n’eût pas été plus tranquille au fond d’un port et même dans un bassin. Assurément, si le vent halait le sud, la Maule eût été très exposée en cet endroit, où la mer, lorsqu’elle est soulevée par les tempêtes polaires, est aussi violente qu’aux abords du cap Horn.
Mais le temps semblait devoir se maintenir avec brise de nord-est, et la chance continuait à favoriser les projets de Kongre et des siens !
La nuit du 25 au 26 décembre fut des plus calmes. Le vent, qui était tombé vers dix heures du soir, reprit aux approches du jour vers quatre heures du matin.
Dès les premières blancheurs de l’aube, Kongre prit ses dispositions pour l’appareillage. On rétablit la voilure, restée sur ses cargues pendant la nuit. Le cabestan ramena l’ancre à poste, et la Maule se mit en marche.
Le cap Webster se prolonge d’environ quatre à cinq milles en mer, du nord au sud. La goélette dut donc remonter pour retrouver la côte qui court vers l’est jusqu’à la pointe Several, sur une longueur d’une vingtaine de milles environ.
La Maule reprit sa marche dans les mêmes conditions que la veille, dès qu’elle eut rallié le littoral où elle retrouva des eaux paisibles sous l’abri des hautes falaises.
Quelle côte affreuse et plus effrayante encore que celle du détroit ! Amoncellement de blocs énormes et d’un équilibre instable, car nombre de ces masses encombraient les grèves jusqu’aux extrêmes relais de marée, prodigieuse étendue de récifs noirâtres, qui ne laissaient pas une place libre, où, non pas un navire de petit tonnage mais une simple embarcation aurait pu accoster. Pas une crique qui fût abordable, pas un banc de sable, sur lequel il eût été possible de mettre le pied ! Et n’était-ce pas le monstrueux rempart que l’Île des États opposait aux terribles houles venues des parages antarctiques.
La goélette filait sous moyenne voilure, à moins de trois milles du littoral. Kongre, ne connaissant pas cette côte, craignait avec raison de trop s’en approcher. D’autre part, ne voulant point fatiguer la Maule, il se maintenait au milieu des eaux tranquilles qu’il n’eût pas rencontrées plus au large de la terre.
Vers dix heures, arrivé à l’ouvert de la baie Blossom, il ne put cependant éviter complètement la houle. Le vent, embouquant le golfe qui se creuse profondément dans les terres, soulevait la mer en longues lames que la Maule recevait par le travers en gémissant. Kongre laissa porter, afin de doubler la pointe qui limite la baie du côté oriental, puis, cette pointe franchie, il serra le vent au plus près, et, bâbord amures, tira un bord vers le large.
Kongre avait pris la barre lui-même, et, les écoutes raidies à bloc, il serrait le vent le plus possible. Ce fut seulement vers quatre heures de l’après-midi qu’il s’estima avoir assez gagné au vent pour atteindre son but d’un seul bord. Virant alors lof pour lof, il changea ses amures et mit franchement le cap sur la baie d’Elgor, la pointe Several lui restant à ce moment à quatre milles dans le nord-ouest.
De cette distance, la côte montrait son entier développement jusqu’au cap San Juan.
En même temps, au revers de la pointe Diegos, apparaissait la tour du Phare du bout du Monde que Kongre voyait pour la première fois. Avec la longue-vue trouvée dans la cabine du capitaine Pailha, il put même distinguer un des gardiens qui, posté sur la galerie, observait la mer. Le soleil devant rester pendant trois heures encore au-dessus de l’horizon, la Maule serait certainement au mouillage avant la nuit.
Il était certain que la goélette n’avait pu échapper aux regards des gardiens, et que son arrivée dans les eaux de l’Île des États était signalée maintenant. Tant que Vasquez et ses camarades l’avaient vue piquer vers le large, ils devaient penser qu’elle se dirigeait vers les Malouines. Mais, depuis qu’elle serrait le vent tribord amures, ils ne pouvaient douter qu’elle ne cherchât à donner dans la baie.
Peu importait, d’ailleurs, à Kongre, que la Maule eût été aperçue, ni même qu’on lui supposât l’intention de relâcher.
1 comment