Cela ne modifierait en rien ses projets.

À son extrême satisfaction, cette fin de la traversée allait s’effectuer dans des conditions assez favorables. Le vent venait un peu plus de l’est. En tenant ses voiles bordées à plat, prêtes à ralinguer, la goélette remontait sans avoir à courir des bordées pour doubler la pointe Diegos.

C’était une très heureuse circonstance. Peut-être, dans l’état de sa coque, n’aurait-elle pu supporter une série de virements qui l’eussent fatiguée, et qui sait si une voie d’eau ne se serait pas déclarée avant l’arrivée dans la crique.

C’est même ce qui se produisit. Alors que la Maule n’était plus qu’à deux milles de la baie, un des hommes qui venait de s’affaler dans la cale, remonta en criant que l’eau y pénétrait par une fissure du bordage.

C’était précisément à cet endroit de la coque où la membrure avait cédé au choc d’une roche. Si le bordage avait tenu jusque-là, il venait de s’entr’ouvrir, mais seulement sur une longueur de quelques pouces.

En somme, cette avarie ne présentait pas une très sérieuse importance. En déplaçant le lest, Vargas parvint sans trop de peine à boucher la voie d’eau au moyen d’un tampon d’étoupe.

Mais, on le comprend, il serait indispensable de se réparer avec soin. Dans l’état où l’avait mise son échouage au cap Saint-Barthélemy, la goélette n’aurait pu, sans courir à une perte certaine, affronter les mers du Pacifique.

Il était six heures, lorsque la Maule se trouva à l’ouvert de la baie d’Elgor, à la distance d’un mille et demi. Kongre fit alors serrer les voiles hautes dont il pouvait maintenant se passer. On ne conserva que le hunier, le grand foc et la brigantine. Sous cette voilure, la Maule atteindrait sans peine le mouillage de la crique au fond de la baie d’Elgor, sous le commandement de Kongre, qui, on le répète, connaissait parfaitement la route à suivre et eût pu servir de pilote.

D’ailleurs, vers six heures et demie du soir, un faisceau de rayons lumineux fut projeté sur la mer. Le phare venait d’être allumé, et le premier navire dont il allait éclairer la marche à travers cette baie était une goélette chilienne, tombée entre les mains d’une bande de pirates.

Il était près de sept heures, et le soleil déclinait derrière les hauts pics de l’Île des États, lorsque la Maule laissa sur tribord le cap San Juan. La baie s’ouvrait devant elle. Kongre y donna vent arrière.

Kongre et Carcante, en passant devant les cavernes, purent s’assurer que leurs orifices ne semblaient pas avoir été découverts sous l’entassement des pierres et le rideau des broussailles qui les obstruaient. Rien n’avait donc signalé leur présence sur cette partie de l’île, et ils retrouveraient le produit de leurs rapines dans l’état où ils l’avaient laissé.

« Cela va bien, dit Carcante à Kongre près duquel il se tenait à l’arrière.

– Et cela ira mieux encore tout à l’heure ! » répondit Kongre.

En vingt minutes au plus, la Maule eut gagné la crique où elle devait jeter l’ancre.

C’est à cet instant qu’elle fut « raisonnée » par deux hommes qui venaient de descendre du terre-plein sur la grève.

Felipe et Moriz étaient là. Ils préparaient leur chaloupe pour monter à bord de la goélette. Quant à Vasquez, il se trouvait de service dans la chambre de quart.

Lorsque la goélette fut arrivée au milieu de la crique, sa brigantine et son hunier étaient déjà cargués et elle ne portait plus que son grand foc que Carcante fit amener.

Au moment où l’ancre était envoyée par le fond, Moriz et Felipe sautèrent sur le pont de la Maule.

Aussitôt, sur un signe de Kongre, le premier était frappé d’un coup de hache à la tête et tombait. Simultanément deux coups de revolver abattaient Felipe près de son camarade. En un instant, tous deux étaient morts. À travers une des fenêtres de la chambre de quart, Vasquez avait entendu les coups de feu, et vu le meurtre de ses camarades.

Le même sort lui était réservé, si l’on s’emparait de sa personne. Aucune grâce n’était à espérer de ces assassins. Pauvre Felipe, pauvre Moriz, il n’avait rien pu faire pour les sauver, et il restait là-haut, épouvanté de cet horrible crime accompli en quelques secondes !

Après le premier moment de stupeur, il reprit son sang-froid et envisagea rapidement la situation. Il fallait à tout prix échapper aux coups de ces misérables. Peut-être ignoraient-ils son existence, mais il était à supposer que, les manœuvres du mouillage terminées, plusieurs d’entre eux auraient l’idée de monter au phare et, sans doute, avec l’intention de l’éteindre et de rendre la baie impraticable, au moins jusqu’au jour ?…

Sans hésiter, Vasquez quitta la chambre de quart et se précipita par l’escalier dans le logement du rez-de-chaussée.

Il n’y avait pas un instant à perdre. On entendait déjà le bruit de la chaloupe qui débordait la goélette et allait mettre à terre quelques hommes de l’équipage.

Vasquez prit deux revolvers qu’il passa dans sa ceinture, mit quelques provisions dans un sac qu’il jeta sur son épaule, puis il sortit du logement, descendit rapidement le talus de l’enceinte, et, sans avoir été aperçu, disparut au milieu de l’obscurité.

Chapitre VII – La caverne

 

Quelle horrible nuit allait passer le malheureux Vasquez, quelle situation que la sienne ! Ses infortunés camarades massacrés, puis jetés par-dessus bord, et dont le jusant entraînait maintenant les cadavres vers la mer !… Il ne pensait pas que, s’il n’eût été de garde au phare, leur sort eût été le sien. Il songeait uniquement aux amis qu’il venait de perdre.

« Pauvre Moriz, pauvre Felipe ! se disait-il, ils auront été offrir, en toute confiance, leurs services à ces misérables, et on leur a répondu par des coups de revolver !… Je ne les reverrai plus… ils ne reverront plus leur pays et leur famille !… Et la femme de Moriz… qui l’attendait dans deux mois… quand elle apprendra sa mort ! »

Vasquez était atterré. C’était une sincère affection qu’il éprouvait pour les deux gardiens, lui, leur chef… Il les connaissait depuis bien des années !… C’était sur ses conseils qu’ils avaient demandé à être employés au phare… et, maintenant, il était seul !… seul !…

Mais d’où venait donc cette goélette, et quel équipage de bandits avait-elle à bord ? Sous quel pavillon naviguait-elle et pourquoi cette relâche dans la baie d’Elgor ?… Ils la connaissaient donc ?… Et qu’y venaient-ils faire… Pourquoi, à peine débarqués, avaient-ils éteint le phare ?… Voulaient-ils donc empêcher tout bâtiment de les suivre dans la baie ?…

Ces questions se pressaient à l’esprit de Vasquez, sans qu’il pût les résoudre. Il ne pensait même pas au danger qu’il courait personnellement. Et cependant, ces malfaiteurs ne tarderaient pas à constater que le logement devait être occupé par trois gardiens… Ils se mettraient alors à la recherche du troisième ?… Ne finiraient-ils point par le découvrir ?…

De l’endroit où il avait pris refuge sur la rive de la baie, à moins de deux cents pas de la crique, Vasquez voyait se mouvoir la lumière des fanaux, tantôt à bord de la goélette, tantôt dans l’enceinte du phare ou à travers les fenêtres du logement. Il entendait même ces gens s’interpeller à haute voix, et dans sa propre langue.