Les deux autres, dont l’un tenait la barre, étaient à l’arrière.

C’était le canot de la goélette et non la chaloupe du phare.

« Que viennent-ils faire ? se demanda Vasquez. Sont-ils à ma recherche ?… À la manière dont la goélette a navigué dans la baie, il est certain que ces misérables la connaissaient déjà, et que ce n’est pas la première fois qu’ils mettent le pied sur l’île… Ce n’est pas pour visiter la côte qu’ils sont venus jusqu’ici !… Si ce n’est pas moi dont ils veulent s’emparer, quel est leur but ?… »

Vasquez observait ces hommes. À son avis, celui qui gouvernait le canot, le plus âgé des quatre, devait être le chef, le capitaine de la goélette. Il n’eût pu dire quelle était sa nationalité, mais il lui parut bien, à leur type, que ses compagnons appartenaient à la race espagnole du Sud-Amérique.

En ce moment, l’embarcation se trouvait presque à l’entrée de la baie dont elle venait de longer la rive nord, à cent pas au-dessus de l’anfractuosité dans laquelle se cachait Vasquez. Celui-ci ne la perdait point de vue.

Le chef fit un signe et les avirons s’arrêtèrent. Un coup de barre, en profitant de l’erre du canot, le fit accoster sur la grève.

Aussitôt les quatre hommes débarquèrent, après que l’un d’eux eut enfoncé le grappin dans le sable.

Et alors, voici les propos qui parvinrent à l’oreille de Vasquez.

« C’est bien ici ?

– Oui. La caverne est là. Vingt pas avant le tournant de la falaise.

– Fameuse chance que ces gens du phare ne l’aient point découverte !

– Ni aucun de ceux qui ont travaillé pendant quinze mois à la construction du phare !

– Ils étaient bien trop occupés au fond de la baie.

– Et puis l’ouverture était si parfaitement obstruée qu’il eût été difficile de la voir.

– Allons », dit le chef.

Deux de ses compagnons et lui remontèrent obliquement à travers la grève, large en cet endroit d’une centaine de pas jusqu’au pied de la falaise.

De sa cachette, Vasquez suivait tous leurs mouvements, prêtant l’oreille pour ne pas perdre une seule parole. Sous leurs pieds craquait le sable semé de coquillages. Mais ce bruit ne tarda pas à cesser, et Vasquez n’aperçut plus que l’homme allant et venant près de l’embarcation.

« Ils ont par là quelque caverne », se dit-il.

Vasquez ne pouvait plus mettre en doute que la goélette n’eût amené une bande d’écumeurs de mer, de pillards établis sur l’Île des États avant les travaux. Était-ce donc dans cette caverne qu’ils avaient caché leurs rapines ?… Et n’allaient-ils pas les emporter à bord de la goélette ?

Soudain, la pensée lui vint qu’il devait y avoir là en réserve des provisions dont il pourrait profiter. Ce fut comme un rayon d’espoir qui se glissa dans son âme. Dès que le canot serait parti pour retourner au mouillage, il sortirait de sa cachette, il chercherait l’entrée de la caverne, il y pénétrerait, il y trouvait de quoi vivre jusqu’à l’arrivée de l’aviso !…

Et ce qu’il demanderait alors, si l’existence lui était assurée pour quelques semaines, c’est que ces misérables ne pussent quitter l’île.

« Oui ! qu’ils soient encore là, quand le Santa-Fé reviendra, et que le commandant Lafayate en fasse bonne justice ! »

Mais ce vœu se réaliserait-il ? À bien réfléchir, Vasquez se disait que la goélette ne devait être venue en relâche à la baie d’Elgor que pour deux ou trois jours. Le temps d’embarquer cette cargaison enfermée dans la caverne, puis elle abandonnerait l’Île des États pour n’y jamais revenir.

Vasquez allait être bientôt fixé à cet égard.

Après une heure passée à l’intérieur de la caverne, les trois hommes reparurent et se promenèrent sur la grève. De la cavité dans laquelle il se blottissait, Vasquez put encore entendre les divers propos qu’ils échangèrent à haute voix et dont il devait faire presque aussitôt profit.

« Eh ! ils ne nous ont pas dévalisés pendant leur séjour, ces braves gens !

– Et la Maule, quand elle mettra à la voile, aura son plein chargement.

– Et des provisions suffisantes pour sa traversée, ce qui nous tire d’embarras !

– En effet, ce n’est pas avec celles de la goélette que nous aurions pu nous assurer le boire et le manger jusqu’aux îles du Pacifique !

– Les imbéciles ! En quinze mois, ils n’ont pas su découvrir nos trésors, pas plus qu’ils ne sont venus nous relancer au cap Saint-Barthélemy !

– Un hurrah pour eux ! Ce n’eût pas été la peine d’attirer les bâtiments sur les récifs de l’île pour en perdre tout le bénéfice ! »

En entendant ces paroles, dont les misérables riaient à gorge déployée, Vasquez, la rage au cœur, était tenté de se jeter sur eux, le revolver à la main, et de leur casser la tête à tous trois. Mais il se contint. Mieux valait ne rien perdre de cette conversation. Il apprenait là quel abominable métier ces malfaiteurs avaient fait sur cette partie de l’île et il ne put être surpris lorsqu’ils ajoutèrent :

« Quant à ce fameux Phare du bout du Monde, que les capitaines viennent le chercher maintenant !… Ce sera comme s’ils étaient aveugles !

– Et c’est en aveugles qu’ils continueront à se diriger sur l’île, où leurs navires ne tarderont pas à se mettre en pièces.

– J’espère bien, avant le départ de la Maule, qu’un ou deux navires viendront naufrager sur les roches du cap San Juan ! Il faut que nous chargions notre goélette jusqu’au plat bord, puisque le diable nous l’a envoyée.

– Eh ! le diable fait bien les choses !… Un bon bâtiment qui nous arrive au cap Saint-Barthélemy, et personne de l’équipage, ni capitaine, ni matelots, dont nous nous serions débarrassés, d’ailleurs… »

C’était dire dans quelles conditions la goélette appelée la Maule était tombée entre les mains de cette bande à la pointe ouest de l’île, et de quelle manière plusieurs bâtiments s’étaient perdus corps et biens sur les récifs de l’île, attirés par les manœuvres de ces pilleurs d’épaves.

« Et maintenant, Kongre, demanda l’un des trois hommes, qu’allons-nous faire ?

– Retourner à la Maule, Carcante, répondit Kongre, en qui Vasquez avait justement reconnu le chef de la bande.

– Est-ce que nous n’allons pas commencer à déménager la caverne ?

– Pas avant que les avaries ne soient réparées, il est certain que ces réparations vont durer plusieurs semaines…

– Alors, dit Carcante, emportons dans le canot quelques outils.

– Oui… quitte à revenir quand il le faudra. Vargas doit trouver ici tout ce dont il a besoin pour son travail.

– Ne perdons pas de temps, reprit Carcante. La marée ne tardera pas à monter. Nous en profiterons.

– C’est entendu, répondit Kongre, lorsque la goélette sera en état, nous mettrons notre cargaison à bord. Il n’y a pas à craindre qu’on nous la vole.

– Eh ! Kongre, ne pas oublier qu’ils étaient trois gardiens au phare, et que l’un d’eux nous a échappé.

– Il ne m’inquiète guère, Carcante. Avant deux jours, il sera mort de faim, à moins qu’il ne vive de mousses et de coquillages… D’ailleurs nous refermerons l’orifice de la caverne.

– N’importe, dit Carcante, il est fâcheux que nous ayons des avaries à réparer. Dès demain, la Maule aurait pu reprendre la mer… Il est vrai que, pendant la relâche, quelque navire viendra peut-être se jeter sur la côte, et cela sans qu’on ait même la peine de l’attirer… Et ce qui sera perdu pour lui ne sera pas perdu pour nous ! »

Kongre et ses compagnons ressortirent de la caverne, ils en rapportaient des outils, des morceaux de bordage, des pièces de bois pour réparer les membrures. Puis, après avoir pris la précaution de boucher l’entrée, ils descendirent jusqu’au canot et s’y embarquèrent, au moment où le flot arrivait dans la baie.

L’embarcation déborda aussitôt, et, enlevée par ses avirons, elle ne tarda pas à disparaître derrière une pointe de la rive.

Lorsqu’il n’eut plus la crainte d’être aperçu, Vasquez revint sur la grève. Il savait maintenant tout ce qu’il avait intérêt à savoir, entre autres, deux choses importantes : la première, c’est qu’il pourrait se procurer des provisions en quantité suffisante pour plusieurs semaines ; la seconde, c’est que la goélette avait des avaries, dont la réparation exigerait au moins une quinzaine de jours, davantage peut-être, mais jamais assez longtemps, sans doute, pour qu’elle fût encore là au retour de l’aviso.

Quant à retarder son départ, lorsqu’elle serait prête à reprendre la mer, comment Vasquez aurait-il pu y songer ?… Oui, si quelque navire venait à passer à petite distance du cap San Juan, il lui ferait des signaux… au besoin il se jetterait à la mer pour le rejoindre à la nage… Une fois à bord, il mettrait le capitaine au courant de la situation… et, si ce capitaine disposait d’un équipage assez nombreux, il n’hésiterait pas à donner dans la baie d’Elgor, à s’emparer de la goélette… Si ces malfaiteurs s’enfuyaient alors à l’intérieur de l’île, la quitter serait devenu impossible pour eux… et, au retour du Santa-Fé, le commandant Lafayate saurait bien s’emparer de ces bandits ou les détruire jusqu’au dernier !… Mais ce bâtiment arriverait-il en vue du cap San Juan ?… Et, s’il en venait un, les signaux de Vasquez seraient-ils aperçus ?…

En ce qui le concernait personnellement, d’ailleurs, bien que ce Kongre n’eût aucun doute sur l’existence d’un troisième gardien, il était sans inquiétude… il saurait échapper aux recherches… L’essentiel étant pour l’instant de savoir s’il pouvait assurer sa nourriture jusqu’à l’arrivée de l’aviso, il se dirigea sans plus attendre vers la caverne.

Chapitre VIII – La Maule en réparation

 

Réparer les avaries de la goélette, la remettre en état pour une longue traversée sur le Pacifique, y embarquer toute la cargaison emmagasinée dans la caverne, reprendre la mer le plus tôt possible, c’est à quoi Kongre et ses compagnons allaient s’employer sans perdre de temps.

Au total, les réparations à la coque de la Maule constituaient une assez grosse besogne. Mais le charpentier Vargas connaissait son métier, il ne manquerait ni d’outils ni de matériaux, et le travail s’exécuterait dans de bonnes conditions.

En premier lieu, il fallait délester la goélette, puis la tirer sur la grève de la crique, où elle serait abattue sur tribord, pour que les réparations pussent être faites à l’extérieur, en remplaçant les membrures et les bordages de la coque.

Il était donc possible que cela exigeât un certain temps ; mais, ce temps, Kongre l’avait largement, car il calculait que la belle saison durerait au moins deux grands mois.

Quant à l’arrivée de la relève, il savait à quoi s’en tenir.

En effet, le livre de phare trouvé dans le logement lui avait appris tout ce qu’il lui importait de connaître : la relève ne devant se faire que tous les trimestres, l’aviso Santa-Fé ne reviendrait pas à la baie d’Elgor avant les premiers jours de mars, et on n’était encore que dans les derniers jours de décembre.

En même temps, ce livre portait les noms des trois gardiens Moriz, Felipe et Vasquez. D’ailleurs, l’aménagement de la chambre eût indiqué qu’elle était occupée par trois personnes. L’un des gardiens avait donc pu éviter le sort de ses malheureux camarades. Où s’était-il réfugié ? Kongre s’en préoccupait peu, on le sait.