Seul, sans ressources, le fugitif aurait bientôt succombé à la misère, à la faim.
Cependant, si le temps ne manquait pas pour les réparations de la goélette, il y avait toujours lieu de compter avec les retards possibles, et précisément, dès le début, on dut interrompre le travail à peine commencé.
On venait de terminer le déchargement de la Maule, que Kongre avait résolu d’abattre en carène le lendemain, lorsque, dans la nuit du 3 au 4 janvier, un brusque changement atmosphérique se produisit.
Pendant cette nuit, des masses de nuages s’accumulèrent à l’horizon du sud. Tandis que la température s’élevait jusqu’à seize degrés, le baromètre tombait soudain à tempête. De nombreux éclairs embrasèrent le ciel. La foudre éclatait de toutes parts. Le vent se déchaînait avec une extraordinaire violence ; la mer démontée passait en grand par-dessus les récifs, et se brisait contre les falaises. Il était vraiment heureux que la Maule fût ancrée dans la baie d’Elgor bien abritée contre ce vent du sud-est. Par un tel temps, un bâtiment de fort tonnage, voilier ou steamer, aurait couru le risque d’être affalé sur les côtes de l’île. À plus forte raison un navire d’aussi faible gabarit que la Maule.
Tels étaient l’impétuosité de cette bourrasque, le trouble de l’Océan au large, qu’une véritable houle, envahissait toute la crique. Au plein de la marée, l’eau montait au pied des falaises, et la grève, au bas de l’enceinte, était complètement inondée. Des lames déferlaient jusqu’au logement des gardiens, et leurs embruns atteignaient à un demi-mille de là le petit bois de hêtres.
Tous les efforts de Kongre et de ses compagnons durent tendre à maintenir la Maule à son mouillage. Plusieurs fois elle chassa sur son ancre, menaçant de s’échouer sur la grève. Il fallut affourcher une seconde ancre pour aider la première. À deux reprises on put craindre un désastre complet.
Cependant, tout en veillant jour et nuit sur la Maule, la bande s’était installée dans les annexes, où elle n’avait rien à redouter de la tourmente. Les literies des cabines et du poste d’équipage y furent transportées, et il y eut place suffisante pour loger cette quinzaine d’hommes. Ils n’avaient jamais eu pareille installation pendant tout leur séjour sur l’Île des États.
Quant aux provisions, il n’y avait pas à s’en préoccuper. Celles que contenait le magasin du phare auraient suffi, et au delà, même s’il y avait eu le double de bouches à nourrir. Et, d’ailleurs, en cas de besoin, on aurait pu recourir aux réserves de la caverne. En somme, le ravitaillement de la goélette était assuré pour une longue traversée dans les mers du Pacifique.
Le mauvais temps dura jusqu’au 12 janvier et ne prit fin que dans la nuit du 12 au 13. Toute une semaine perdue, car il avait été impossible de travailler. Même Kongre avait jugé prudent de remettre une partie du lest dans la goélette, qui roulait comme un canot. On avait fort à faire déjà pour l’écarter des roches du fond contre lesquelles elle se fût brisée tout comme à l’entrée de la baie d’Elgor.
Le vent changea pendant cette nuit et sauta brusquement dans l’ouest-sud-ouest. Ce fut du côté du cap Saint-Barthélemy que la mer devint très dure, car il soufflait une brise à trois ris. Si la Maule eût encore été à l’anse du cap, elle s’y fût assurément démolie.
Durant cette semaine un navire avait passé en vue de l’Île des États. C’était de jour. Il n’avait donc pas eu à prendre connaissance du phare, et ne put constater qu’il n’était plus allumé entre le coucher et le lever du soleil. Il venait du nord-est et donna sous voilure réduite dans le détroit de Lemaire, le pavillon français flottant à sa corne.
Du reste, il passa à trois milles de terre, et il fallut employer la longue-vue pour reconnaître sa nationalité. Donc, si Vasquez lui fit des signaux du cap San Juan, ils ne pouvaient être aperçus et ne le furent point, car un capitaine français n’aurait pas hésité à mettre son canot à la mer pour ramener à bord un naufragé.
Dans la matinée du 13, le lest de ferraille fut de nouveau débarqué et mis en vrac sur le sable, à l’abri de la marée, et la visite à l’intérieur de la cale put s’effectuer plus complètement qu’au cap Saint-Barthélemy. Le charpentier déclara les avaries plus graves qu’on ne le supposait. La Maule avait beaucoup fatigué pendant sa traversée en luttant au plus près contre une mer assez dure. C’est alors que s’était ouverte cette voie d’eau dans son arrière.
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