Visiblement, le navire n’aurait pu prolonger sa navigation au delà de la baie d’Elgor. Il y avait donc lieu de le mettre à sec, afin de procéder au remplacement de deux varangues, de trois couples et du bordé sur environ six pieds de longueur.
On le sait, grâce aux objets de toute nature et de toute destination recueillis dans la caverne, les matériaux ne manqueraient pas. Le charpentier Vargas, aidé de ses compagnons, ne doutait pas de mener son travail à terme. S’il n’y réussissait pas, il eût été impossible à la Maule, incomplètement réparée, de s’aventurer à travers le Pacifique. Ce qui devait être considéré comme très heureux d’ailleurs, c’est que la mâture, la voilure, les agrès n’avaient eu aucun dommage.
La première opération consistait à haler la goélette sur le sable pour la faire gîter sur son flanc de tribord. Cela ne pouvait se faire qu’à la marée, faute d’appareils suffisamment puissants. Or, il y eut un nouveau retard de deux jours pour attendre la grande marée de nouvelle lune, qui permettrait de conduire la goélette assez haut sur la grève pour qu’elle y restât à sec pendant toute la lunaison.
Kongre et Carcante profitèrent de ce retard pour retourner à la caverne, et, cette fois, ils le firent avec la chaloupe du phare, plus grande que le canot de la Maule. Elle rapporterait une partie des objets de valeur, l’or et l’argent provenant du pillage, des bijoux et autres matières précieuses qui seraient déposés dans les magasins de l’annexe.
La chaloupe partit dans la matinée du 14 janvier. Le jusant se faisait sentir depuis deux heures déjà, et elle reviendrait avec le flot de l’après-midi.
Le temps était assez beau. Des rayons de soleil passaient entre les nuages qu’une légère brise poussait du sud.
Avant de partir, ainsi qu’il le faisait chaque jour, Carcante était monté à la galerie du phare pour observer l’horizon. Déserte la mer au large, aucun bâtiment en vue, pas même une de ces barques de Pécherais qui se risquaient parfois jusque dans l’est des îlots New-Year.
Déserte aussi l’île, si loin que la vue pouvait s’étendre.
Tandis que la chaloupe descendait avec le courant, Kongre examinait attentivement les deux rivages de la baie. Et ce troisième gardien qui avait échappé au massacre, où était-il alors ?… Bien que ce ne fût pas pour lui un sujet d’inquiétude, s’en débarrasser eût mieux valu, et c’est ce qui serait fait à l’occasion.
La terre était aussi déserte que la baie. Elle ne s’animait que du vol et des cris de myriades d’oiseaux qui nichaient dans la falaise.
Vers onze heures, la chaloupe accosta devant la caverne, après avoir été servie non seulement par le jusant, mais aussi par la brise.
Kongre et Carcante débarquèrent, laissant de garde deux de leurs hommes, et se rendirent à la caverne, d’où ils ressortirent une demi-heure plus tard.
Les choses leur avaient paru être dans l’état où ils les avaient laissées. D’ailleurs, il y avait là un tel fouillis d’objets de toute nature qu’il eût été difficile, même à la lueur du fanal, de constater s’il ne manquait rien.
Kongre et son compagnon rapportèrent deux caisses soigneusement fermées, provenant du naufrage d’un trois-mâts anglais, et qui renfermaient une somme importante en monnaie d’or et en pierres précieuses. Ils les déposèrent dans la chaloupe et se disposaient à partir, lorsque Kongre manifesta l’intention d’aller jusqu’au cap San Juan. De là il pourrait observer le littoral en direction du sud et du nord.
Carcante et lui gagnèrent donc le sommet de la falaise et descendirent le cap jusqu’à son extrémité.
De cette pointe le regard portait d’un côté sur le rivage, en retour, qui se profilait vers le détroit de Lemaire sur une étendue de deux milles environ ; de l’autre, jusqu’à la pointe Several.
« Personne, dit Carcante.
– Non… personne ! » répondit Kongre.
Tous deux revinrent alors vers la chaloupe et, comme le flot commençait, elle prit le fil du courant. Avant trois heures, ils étaient de retour au fond de la baie d’Elgor.
Deux jours après, le 16, Kongre et ses compagnons procédèrent dans la matinée à l’échouage de la Maule. C’était vers onze heures que devait avoir lieu la pleine mer, et toutes les dispositions furent prises en conséquence. Une amarre, portée à terre, permettrait de haler la goélette jusqu’à la grève lorsque la hauteur de l’eau serait suffisante.
En soi, l’opération ne présentait ni difficulté ni risques, et c’était la marée qui se chargeait de toute la besogne.
Dès que la mer fut étale on embraqua l’aussière, et l’on hala la Maule le plus loin possible au-dessus de la grève.
Il n’y avait plus qu’à attendre le jusant. Vers une heure, l’eau commença à découvrir les roches les plus rapprochées de la falaise, et la quille de la Maule rencontra le sable. À trois heures, complètement à sec, elle gîtait sur son flanc de tribord.
On allait donc pouvoir se mettre au travail. Seulement, comme il n’avait pas été possible de conduire la goélette jusqu’au pied de la falaise, ce travail serait forcément interrompu chaque jour pendant quelques heures, puisque le bâtiment flotterait au retour de la marée. Mais, d’autre part, comme, à partir de ce jour, la mer perdrait chaque fois de sa hauteur, le temps de chômage diminuerait graduellement, et, durant une quinzaine, la besogne pourrait être continuée sans interruption.
Le charpentier se mit à l’œuvre. S’il n’y avait pas à compter sur les Pécherais de la bande, du moins les autres, compris Kongre et Carcante, lui viendraient en aide.
La partie de bordage endommagée fut enlevée facilement, après qu’on eut retiré les feuilles de cuivre du doublage. Cela laissa à nu les couples et les varangues qu’il s’agissait de remplacer. Le bois rapporté de la caverne, planches et courbes, y suffirait, et il ne serait pas nécessaire d’abattre un arbre dans le bois de hêtres, de le débiter, de le scier, ce qui eût été un gros ouvrage.
Pendant les quinze jours qui suivirent, Vargas et les autres, favorisés par le temps qui resta beau, avaient fait bonne besogne. Ce qui occasionna le plus de difficultés, ce fut d’enlever les varangues et les membres qui devaient être remplacés. Ces diverses pièces étaient chevillées en cuivre, reliées par des gournables. L’ensemble tenait bon et, décidément, cette goélette, la Maule, sortait de l’un des meilleurs chantiers de construction de Valparaiso. Vargas ne parvint pas sans peine à terminer cette première partie de son travail et, assurément, faute des outils de charpentier recueillis dans la caverne, il n’aurait pu le mener à bonne fin.
Il va de soi que pendant les premiers jours il avait fallu interrompre la besogne au moment du plein de la mer.
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