Ensuite, la marée devint tellement faible, qu’elle atteignait à peine les premières déclivités de la grève. La quille n’était plus en contact avec l’eau, et on pouvait travailler à l’intérieur comme à l’extérieur de la coque. Mais il importait d’avoir tout au moins remis le bordage en place avant que la mer eût pris du revif.
Par prudence, et sans aller jusqu’à enlever le doublage de cuivre, Kongre fit reprendre toutes les coutures au-dessous de la flottaison. On en renouvela le calfatage avec le goudron et l’étoupe recueillis parmi les épaves.
L’opération se poursuivit dans ces conditions jusqu’à la fin du mois de janvier, et presque sans interruption. Le temps ne cessait d’être favorable. Il y eut bien, sinon quelques jours, du moins quelques heures de pluies, parfois très violentes ; mais, somme toute, elles ne durèrent pas.
Pendant cette période, on eut à signaler la présence de deux bâtiments dans les parages de l’Île des États.
Le premier était un steamer anglais venant du Pacifique, qui, après avoir remonté le détroit de Lemaire, s’éloignait, cap au nord-est, probablement à destination d’un port d’Europe. Ce fut en plein jour qu’il passa à la hauteur du cap San Juan. Apparu après le lever du soleil, il était hors de vue avant son coucher. Son capitaine n’eut donc pas à constater l’extinction du phare.
Le second navire était un grand trois mâts dont on ne put connaître la nationalité. La nuit commençait à se faire, lorsqu’il se montra à la hauteur du cap San Juan pour longer la côte orientale de l’île jusqu’à la pointe Several. Carcante, posté dans la chambre de quart, ne vit que son feu vert de tribord. Mais le capitaine et l’équipage de ce voilier, s’ils étaient depuis plusieurs mois en navigation, devaient ignorer que la construction du phare fût terminée à cette époque.
Ce trois-mâts suivit la côte d’assez près pour que les hommes eussent pu apercevoir des signaux, un feu par exemple allumé à l’extrémité d’un cap. Vasquez tenta-t-il d’attirer leur attention ?… Quoi qu’il en soit, au soleil levant, ce bâtiment avait disparu dans le sud.
D’autres voiliers et steamers furent encore entrevus à l’horizon, faisant probablement route vers les Malouines. Ils ne durent même pas avoir connaissance de l’Île des États.
Le dernier jour du mois de janvier, au moment des fortes marées de pleine lune, le temps subit des modifications profondes. Le vent était remonté dans l’est et assaillait directement l’entrée de la baie d’Elgor.
Heureusement, si les réparations n’étaient pas entièrement finies, du moins, les couples, les varangues, le bordage, maintenant remplacés, rendaient-ils étanche la coque de la Maule. Il n’y avait plus à craindre que l’eau s’introduisît à l’intérieur de la cale.
Il y eut lieu de s’en féliciter, car, pendant quarante-huit heures, au plein du flot, la mer monta le long de la coque, et la goélette se redressa sans toutefois que sa quille se fût dégagée du fond de sable.
Kongre et ses compagnons durent prendre de grandes précautions pour éviter de nouvelles avaries qui auraient pu retarder de beaucoup leur départ. Par une circonstance des plus favorables, la goélette continua d’être tenue par ses fonds. Elle roula d’un bord sur l’autre avec une certaine violence, mais ne risqua pas d’être jetée contre les roches de la crique.
D’ailleurs, à partir du 2 février, la marée commença à perdre, et la Maule s’immobilisa de nouveau sur la grève. Il fut alors possible de calfater la coque dans ses hauts, et le maillet ne cessa de se faire entendre du lever au coucher du soleil.
Au surplus, ce ne serait pas l’embarquement de sa cargaison qui retarderait le départ de la Maule. La chaloupe se rendait fréquemment à la caverne, avec les hommes qui n’étaient pas employés par Vargas. Tantôt Kongre, tantôt Carcante, les y accompagnaient.
À chaque voyage, l’embarcation rapportait une partie des objets qui devaient trouver place dans la cale de la goélette. Ces objets, on les déposait provisoirement dans le magasin du phare. Ainsi, le chargement s’effectuerait avec plus de facilité, plus de régularité, que si la Maule l’eût pris devant la caverne, à l’entrée de la baie, où l’opération eût pu être contrariée par le temps. Sur cette côte que prolongeait le cap San Juan, il n’existait pas d’autre abri que la petite crique, au pied du phare.
Quelques jours encore, et, les réparations définitivement achevées, la Maule serait en état de reprendre la mer, et la cargaison pourrait être mise à bord.
En effet, à la date du 12, les dernières coutures du pont et de la coque avaient reçu un complet calfatage. On avait même pu, avec quelques pots de couleur trouvés dans les carcasses des navires naufragés, repeindre la Maule de l’avant à l’arrière. Kongre profita de l’occasion pour changer le nom de la goélette, qu’en l’honneur de son second il baptisa le Carcante. Il n’avait pas négligé non plus de réviser le gréement et de faire de légères réparations à la voilure, qui, du reste, devait être neuve lorsque la goélette avait quitté le port de Valparaiso.
La Maule aurait donc été à même d’être ramenée à son mouillage dans la crique dès le 12 février et on aurait pu procéder au chargement, si, au grand ennui de Kongre et de ses compagnons, très impatients d’abandonner l’Île des États, il n’eût pas fallu attendre la prochaine marée de nouvelle lune pour remettre la goélette à flot.
Cette marée se produisit le 24 février. Ce jour-là, la quille se souleva de la souille creusée dans le sable de la grève, et la goélette glissa sans effort en eau profonde, il n’y avait plus qu’à s’occuper de la cargaison.
Sauf circonstances imprévues, le Carcante pourrait appareiller dans quelques jours, sortir de la baie d’Elgor, descendre le détroit de Lemaire et, cap au sud-ouest, cingler à toutes voiles vers les mers du Pacifique.
Chapitre IX – Vasquez
Depuis l’arrivée de la goélette au mouillage de la baie d’Elgor, Vasquez avait vécu sur le littoral du cap San Juan dont il ne voulait pas s’éloigner. Si quelque navire venait en relâche dans la baie, au moins serait-il là pour le héler à son passage.
On le recueillerait, il préviendrait le capitaine du danger qu’il courait à remonter dans la direction du phare, il lui apprendrait qu’une bande de malfaiteurs en étaient maîtres, et, si ce capitaine n’avait pas un équipage suffisant pour s’emparer d’eux ou les chasser à l’intérieur de l’île, il aurait le temps de reprendre le large.
Mais quelle apparence que cette éventualité vînt à se produire, et pourquoi un bâtiment, à moins d’y être forcé, relâcherait-il au fond de cette baie à peine connue des navigateurs ?
C’eût été cependant la circonstance la plus favorable que ce navire se dirigeât vers les Malouines, – une traversée de quelques jours seulement, les autorités anglaises eussent été rapidement prévenues des événements dont l’Île des États venait d’être le théâtre. Un bâtiment de guerre aurait peut-être pu se rendre immédiatement à la baie d’Elgor, y arriver avant que la Maule en fût repartie, détruire, jusqu’au dernier, Kongre et les siens, et faire le nécessaire pour que le phare fût aussitôt remis en service.
« Pour cela, se répétait Vasquez, faudra-t-il donc attendre le retour du Santa-Fé ?… Deux mois !… D’ici là, la goélette sera loin… et où la retrouver au milieu des îles du Pacifique ?… »
On le voit, le brave Vasquez, s’oubliant lui-même, pensait toujours à ses camarades impitoyablement massacrés, à l’impunité dont jouiraient peut-être ces malfaiteurs après avoir abandonné l’île, et aux graves périls qui menaçaient la navigation sur ces parages depuis l’extinction du Phare du bout du Monde.
D’ailleurs, au point de vue matériel, et à la condition qu’on ne découvrît pas sa retraite, il était rassuré, depuis sa visite à la caverne des pirates.
Cette vaste caverne s’enfonçait profondément à l’intérieur de la falaise.
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