J’en écris, soit. C’est un premier jet. J’installe ces couleurs de préface sur un large écran. Je tisse une toile. Le stade second consiste à percevoir plus loin, à m’arrêter devant le même spectacle, à me taire plus avant, à respirer plus profond devant la même émotion. Si j’avais quelque jeune disciple à former, je me contenterais probablement de lui murmurer ces seuls mots : « Sensible… s’acharner à être sensible, infiniment sensible, infiniment réceptif. Toujours en état d’osmose. Arriver à n’avoir plus besoin de regarder pour voir. Discerner le murmure des mémoires, le murmure de l’herbe, le murmure des gonds, le murmure des morts. Il s’agit de devenir silencieux pour que le silence nous livre ses mélodies, douleur pour que les douleurs se glissent jusqu’à nous, attente pour que l’attente fasse enfin jouer ses ressorts. Écrire, c’est savoir dérober des secrets qu’il faut encore savoir transformer en diamants. Piste longuement l’expression qui mord et ramène-la de très loin, s’il le faut. » Un de mes plus vieux ancêtres avait inventé quelque chose au Palais du Louvre et à la Fontaine des Innocents. Son arrière-petit-fils (il avait une bonne figure) avait inventé un Dictionnaire ; mon aïeul avait réinventé sa trousse ; mon père avait inventé son verre, ses émaux, sa palette, ses instruments, sa cuisson. Et moi, je cherche à continuer tant bien que mal, en y apportant mon équation de poète chimiste, la taillerie de mes pères…

Mon quartier

Il y a des années que je rêve d’écrire un « Plan de Paris » pour personnes de tout repos, c’est-à-dire pour des promeneurs qui ont du temps à perdre et qui aiment Paris. Et il y a des années que je me promets de commencer ce voyage par un examen de mon quartier à moi, de la gare du Nord et de la gare de l’Est à la Chapelle, et non pas seulement parce que nous ne nous quittons plus depuis quelque trente-cinq ans, mais parce qu’il a une physionomie particulière, et qu’il gagne à être connu.

Il y a trente-cinq ans, on y allumait encore des chauffoirs qui sentaient le pantalon d’homme et la locomotive usée, des chauffoirs plutôt tièdes, mais célèbres dans l’univers misérable, autour desquels les gueux du Tout-Hors-la-Loi venaient se rassembler comme des mouches autour d’un morceau de Munster. C’était le temps où Bruant chantait et faisait chanter :

Mais l’ quartier devenait trop rupin.
Tous les sans l’ sou, tous les sans-pain
Radinaient tous, mêm’ ceux d’Grenelle,
À la Chapelle.

Et v’là pourquoi qu’ l’hiver suivant
On n’ nous a pus foutu qu’ du vent,
Et l’ vent n’est pas chaud, quand i’ gèle,
À la Chapelle…

Cette sorte de langue a disparu. Aujourd’hui, les gars de la Chapelle et les filles de la rue de Flandre, ou de ces quartiers singuliers que l’Administration a nommés Amérique et Combat, chantent comme des phonographes. Par la radio et le disque, le dix-neuvième arrondissement ressemble, en 1938, aux autres arrondissements. Les tripiers, les avocats qui pratiquent le système du crédit en matière de divorce, les proxénètes que les petits lots de la « Nationale » enrichissent doucement, les figurants des Bouffes du Nord, les employés de la navigation fluviale, les marchands de vins du quai de l’Oise et les garagistes de la place de Joinville sont pour le confort, et ne dédaignent pas d’écouter Faust ou la Neuvième quand leur haut-parleur huileux et courtaud vomit de la bonne musique.

Contrairement à une légende entretenue dans la cervelle des jeunes bacheliers par des papas casaniers, la Chapelle n’est ni un quartier de crimes, ni un quartier de punaises. C’est un endroit charmant, et même sérieux. Mais sérieux dans le sens où le mot s’applique à un bourgogne, à un cassoulet ou à un brie de Melun. C’est un plat sérieux.

Une preuve de cette dignité nous est fournie par les maîtresses bourgeoises que des industriels ou des représentants du centre parisien viennent retrouver, à la Chapelle ou plus bas, autour des gares du Nord et de l’Est, dans des restaurants de bons mangeurs, dans des brasseries discrètes et vastes où l’amour est fait pour inspirer à la fois Bourget, Steinlen et Kurt Weil. Maîtresses ornées de grosses bagues et de sautoirs, qui portent le deuil quand leur amant a perdu quelque grand-père, et dont les seins robustes évoquent toute une série de méditations consacrées à la maternité fictive. Maîtresses sérieuses.

Bien sûr, le quartier est aussi celui des femmes pour « sidis », des bagarreurs qui ne peuvent distinguer l’adversaire qu’en fermant à demi les paupières, des chercheurs de « corridas » qui s’échelonnent de débit en débit le long des grands murs de la rue de Tanger ou du canal de l’Ourcq, que les marchands de charbon pour sports d’hiver ont colonisé, baptisé, adopté, donnant aux ruelles leurs noms célèbres sur les sacs. Mais cette faune est parasitaire.

Elle s’est établie à la Chapelle, ou à la Villette. Elle s’est reproduite dans l’atmosphère humide et fumeuse du canal Saint-Martin, dans le jus des abattoirs, pour les raisons qui conduisent les bourgeois à éviter le pittoresque du dix-neuvième.

Si j’ai une tendresse particulière pour cet endroit de Paris, c’est que j’y suis presque né. J’avais quatre ans lorsque mon père s’installa à la Chapelle, là où se trouve aujourd’hui le cinéma « le Capitole », et où il faillit faire fortune en vendant des « plumes miraculeuses écrivant sans encre », qui annonçaient le stylo, et en introduisant dans le marché un nouveau traitement chimique des perles de couleur. Je revins dans le dixième arrondissement, après avoir connu la rue du Colisée, pour entrer au collège Rollin, où je trouvai Barbusse, qui fut bon élève. Nous habitions rue de Dunkerque.

Avant de revenir dans ce quartier énorme, imposant, étayé par deux gares, nous passâmes par Passy. Mais, la seconde fois, nous nous installâmes dans le dixième pour tout de bon.